Sophie Le Clercq représente la cinquième génération d’une dynastie de bâtisseurs. Les Blaton ont en effet construit quelques-uns des ouvrages emblématiques de notre pays. La fille de Thérèse Blaton est aussi engagée dans la promotion immobilière et la réaffectation de friches industrielles. Elle dispose également d’un vaste domaine dans le Luberon où elle produit, entre autres, un vin bio de très bonne facture.
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Dire que la famille Blaton a construit la Belgique est sans doute exagéré mais en cinq générations, elle aura bâti quelques-unes des infrastructures les plus emblématiques de notre pays: les tunnels sous le Cinquantenaire, le métro bruxellois, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, les bâtiments Shell et Generali du Cantersteen, le siège de la BBL à Marnix, le port de Bruxelles et son canal maritime, les pavillons britannique et américain de l’Expo 58, le garage Citroën à la place de l’Yser, le terminal TGV de la gare du Midi, etc. 156 ans après la fondation de la société Blaton-Aubert, la famille poursuit son oeuvre via la CIT Blaton fondée en 1954 par Emile pour ses fils Pierre et Paul et sa fille Thérèse. La présidence du conseil d’administration est occupée depuis près de 25 ans par Sophie Le Clercq, la fille de Thérèse. Mariée à Yves Zurstrassen, l’artiste peintre liégeois, Sophie Le Clercq a également fondé JCX, une entreprise de promotion immobilière spécialisée, entre autres, dans la rénovation et la réaffectation de friches industrielles. Elle y mène une démarche durable comme aux Davids, son domaine agricole conduit en bio dans le Luberon. Une femme aux multiples casquettes et aux idées détonnantes. TRENDS-TENDANCES. Vous êtes plutôt discrète dans les médias… SOPHIE LE CLERCQ. Oui et non. Au milieu des années 2000, j’avais pris une agence de communication pour parler de JCX mais au bout d’un temps, je n’en pouvais plus de voir ma tête dans les journaux. Je ne fais rien pour la notoriété. On entend peu parler de moi, c’est vrai. Peut-être n’ai-je rien à dire d’intéressant? (rires)Vous représentez la cinquième génération de Blaton. Est-ce une fierté? C’est assez amusant car ma réponse à cette question a varié au cours du temps. Nous avons construit la Belgique, alors oui, c’est une fierté. Mais c’est aussi une immense responsabilité de pérenniser tout cela, de porter l’héritage et de le transmettre. La CIT Blaton tourne bien aujourd’hui. Je n’y consacre plus qu’une matinée par semaine environ. J’ai été beaucoup plus présente à une époque. Vous savez, nous, les Blaton, nous avons fondé de nombreuses entreprises différentes. Avec à chaque fois, la nouvelle génération qui se dispute avec l’ancienne et crée ses propres structures. Emile, mon grand-père, et Armand, son frère, se sont disputés avec leur père. Cela a conduit à la naissance de la CIT Blaton d’un côté et de Bâtiments et Ponts de l’autre. Eux ont continué à prospérer mais Thérèse, ma maman, s’est vite retrouvée seule à la tête de l’entreprise. La CIT Blaton a donc connu un creux des années 1970 aux années 2000. Elle s’est contentée de se maintenir. On a vraiment redémarré il y a 20 ans environ. De quoi êtes-vous la plus fière? De tout. Sur un plan personnel, j’ai vu se construire quand j’étais petite les fameux tunnels sous le Cinquantenaire et j’ai été très impressionnée par le défi technique. Vous avez construit le garage Citroën place de l’Yser dans les années 1930 et, aujourd’hui, la CIT Blaton va participer à sa transformation en Kanal-Centre Pompidou… J’en suis très contente! C’est la pérennité dont je parlais plus haut. Nous avons traversé toutes ces années et nous sommes encore là pour faire revivre ce beau bâtiment. Comment voyez-vous évoluer le monde de la construction dans les prochaines années? Pour être pérenne, il faut suivre les nouvelles techniques et se réinventer. La pandémie a bien rebattu les cartes aussi. Qui aurait pu croire il y a quelques années que la ventilation allait devenir si fondamentale? Le siège de la CIT Blaton fut le premier bâtiment passif de Bruxelles. C’est génial mais, en même temps, j’en reviens des excès engendrés par ce passif. Et notamment son côté très hermétique qui, en temps de covid, pose des problèmes. Les prédicateurs, je n’y crois pas. Mais oui, il faut vivre avec son temps et être flexible pour s’adapter. Ceci dit, je suis persuadée qu’il ne faut pas constamment tout refaire au gré des modes. J’ai une vieille Audi de 20 ans. Elle se porte comme un charme mais dans quelques années, je vais devoir la mettre à la casse. Pour rien. C’est du gaspillage et de la dépense d’énergie inutile puisque je vais devoir en acheter une nouvelle. C’est ridicule. C’est pareil dans le bâtiment. Cela n’a aucun sens de casser tout un bâtiment sous prétexte qu’il n’est pas bien isolé. Rénovons ce qui existe même si nous n’atteignons pas les plus grands standards énergétiques. C’est un non-sens de faire d’énormes dépenses énergétiques pour abattre du vieux et construire du neuf. Au gré des modes, on ne va pas casser des trucs tous les 30 ans pour construire du plus moderne. Cela sert juste à faire tourner la machine et moi, cela me dégoûte. Il y a moyen de faire cela autrement… Faire autrement, c’est ce que vous faites avec JCX? Oui, cela a été notre force. C’est plus dur aujourd’hui. Mais nous faisons les choses autrement. On a commencé très fort avec l’ancien siège Art déco de la RTT rue des Palais qui était voué à la démolition. J’adorais ce bâtiment signé Michel Polak et nous l’avons rénové en gardant un maximum de choses dont les fameux châssis à guillotine en bronze. Il abrite des bureaux, des logements et un centre d’affaires. Nous sommes ici au siège de JCX qui est l’ancienne grange de Val-Duchesse. J’habite l’ancienne laiterie, juste à côté. Au moment de la création de la Donation royale, ces bâtiments ainsi que la maison du régisseur ont été vendus à des particuliers et la drève du Prieuré a été créée pour isoler le reste du domaine. La transformation de la grange fut le premier chantier de Louis- Herman De Coninck, tout juste sorti de l’Académie royale des Beaux-Arts ( c’est l’un des architectes belges majeurs du 20e siècle, spécialisé dans l’architecture rationnelle, Ndlr). Sinon, avec JCX, je suis très fière de ce que nous avons fait avec le Birmingham, l’ancien siège de Renova Bulex à Molenbeek qui est devenu un beau complexe de bureaux, d’ateliers et de logements. Pareil avec les anciennes manufactures Bata à Forest qui accueillent désormais du logement et une galerie d’art. Et puis, évidemment, il y a le Blomme… On vous sent très amère avec le Wiels… Oui, c’est une histoire qui me reste en travers de la gorge. C’est un très beau projet qui s’est terminé tristement. Je suis contente d’avoir sauvé le Blomme ( le surnom affectueux du bâtiment des anciennes brasseries Wielemans-Ceuppens, concu par l’architecte Adrien Blomme, Ndlr) et d’avoir contribué à la naissance du Wiels. Mais il y a eu derrière une solide dose d’ingratitude des pouvoirs publics en général. Tout démarre au début des années 2000. La Région cherchait à exproprier le propriétaire des lieux. A Forest, l’échevine Catherine Van Zeeland m’avait contactée en tant qu’administratrice déléguée par intérim de la Fondation pour l’Architecture. Elle cherchait une solution pour les brasseries. J’y ai rapidement vu un endroit magnifique pour en faire un centre d’art contemporain. Tout s’est rapidement mis en place, entre autres grâce à des fonds Feder. Le terrain adjacent était à vendre. Nous l’avons acheté et l’idée était de financer le Wiels via un autre projet de bureaux à côté. Un beau projet durable via un système de stockage de l’énergie thermique dans les nappes aquifères. L’IBGE avait marqué son accord. Las, la crise de 2008 est passée par là, notre crédit a été refusé et on a désengagé le chantier en janvier 2009 à l’étage -1 avec des pieux bien visibles. Nous n’avons jamais recommencé. Nous avons attendu le changement de Plan régional d’affectation du sol et proposé des projets mixtes avec du logement mais tout a été systématiquement refusé par la commune qui avait changé de majorité. Le hic, c’est que de l’eau est apparue dans les années 2011 ou 2012 ( les opposants au projet parlent, eux, de 2008 et d’un percement accidentel de la nappe phréatique, Ndlr) sans doute due au ruissellement et à la remontée de la nappe phréatique. Les riverains se sont plaints des moustiques et, sous les conseils de l’IBGE, nous y avons introduit des poissons. Ils ont attiré des oiseaux et, de fil en aiguille, l’endroit est devenu très riche en biodiversité. D’ailleurs, on l’appelle le marais Wiels. Le plus fou, c’est qu’on m’a accusée de vouloir détruire le marais alors que c’est moi qui l’ai créé… Finalement, la Région nous a racheté le terrain. Elle va y développer son propre projet. C’est compliqué de développer des projets à Bruxelles? C’est compliqué en Belgique tout court. Les procédures sont trop longues et les recours trop faciles. Il existe des gens pour lesquels ils sont devenus un véritable sport. Cela ne va pas. Je suis pour la concertation publique mais à un moment, il faut que cela s’arrête et que nous puissions avancer. A un moment aussi, le politique doit se positionner, décider et s’y tenir, quitte à y perdre quelques voix. Il n’y a chez nous quasiment aucun moyen de faire de la planification à long terme avec le changement des majorités ou de couleur politique des décideurs. Comment voulez-vous changer une ville sans planification logique de longue durée? Regardez Bordeaux et Alain Juppé ou comment la mairie de Copenhague a planifié l’installation de centaines de kilomètres de pistes cyclables. C’est comme ça qu’il faut faire et pas changer d’avis à chaque élection. En parlant de Bordeaux, vous êtes pour la piétonnisation des centres-villes? En tant que touriste, nous sommes ravis de tout faire à pied dans le centre de Bordeaux ou de Barcelone. Mais de retour à Bruxelles, tout le monde veut absolument sa voiture… Je suis pour rendre les villes à leurs habitants et aux utilisateurs lents. Je vais partout à vélo. Donc, oui, je suis pour la zone 30 à Bruxelles, les pistes cyclables et les piétonniers. Quand vous marchez ou roulez à vélo, vous redécouvrez les petits commerces de quartier. Il faut en revenir à cela. Vous vous sentez écoresponsable? Je ne suis pas écologiste mais j’ai la volonté de la durabilité dans la pérennité. Il faut être économe et ne pas gaspiller. Ma passion de la rénovation vient de là. Mais aussi de mon envie d’être architecte. Envie contrariée par mes parents pour lesquels c’était le droit ou sciences éco et rien d’autre. Mais ma passion de l’architecture n’a pas disparu pour autant. Les friches m’ont permis de créer au départ de quelque chose d’existant. J’aime les contraintes aussi. Comme celle de devoir s’intégrer au tissu environnant. Je suis écoresponsable, oui, par souci de faire bien. A côté de la CIT et de JCX, vous êtes aussi depuis 20 ans propriétaire du domaine Les Davids dans le Luberon. Quelle était l’idée à l’origine? Au départ, une maison pour les vacances et pour ma retraite. J’avais le fantasme qu’une fois pensionnée, j’allais pouvoir continuer à produire quelque chose au départ de mes terres et de mes cultures. Ce n’est plus cela aujourd’hui. L’idée est que les Davids deviennent autosuffisants grâce au vin et que cela tourne tout seul. C’est mon objectif des cinq prochaines années. L’argent généré par la production viticole doit servir à financer tout le reste. Je voulais faire de la polyculture bio. Je me suis plantée parce que je voulais la faire pour les gens du coin. Mais soit ils produisent eux-mêmes soit ils préfèrent prendre leur voiture et aller au Leclerc. Nous produisions pour vendre. Nous allons arrêter cela. Nous n’allons plus produire que pour nous, notre terrasse et les besoins de nos locataires. Le surplus sera disponible au fournil bio que nous allons évidemment reprendre à la belle saison. Je n’arrête pas la polyculture pour autant ni le développement de la biodiversité. C’est essentiel, entre autres, pour produire du bon vin. A un moment, la rumeur a circulé à propos d’un resto gastronomique dans le chai… Alors, non, je ne veux pas faire de la haute gastronomie dans le Luberon. Du 15 juillet au 15 août, je souhaite, par contre, proposer des activités comme des concerts notamment de jazz avec Joëlle Léandre, le festival littéraire lancé l’an dernier par Béatrice Delvaux, Sigrid Bousset et la librairie Le Bleuet ou des rencontres gastronomiques avec des recettes très simples réalisées avec nos produits par un chef. J’ai bien aimé l’esprit, dans ce contexte, de Glen Ramaekers du restaurant Humphrey à Bruxelles. Pour le reste, la terrasse du chai sera ouverte du 15 mai au 15 septembre avec les planches de charcuteries ou de fromages locaux et le pain de notre fournil. Nous allons ajouter des tians l’an prochain. Qu’en est-il de l’arrivée des Davids à Bruxelles? C’est le projet de ma fille Clémence. Nous mettons la dernière main à l’ouverture d’un comptoir à Montgomery avec nos produits dont le vin évidemment. Mais il y a plus: je viens de signer l’acte d’achat du restaurant La Fattoria à Boitsfort. C’est un endroit magnifique et bien situé et un projet qui cadre parfaitement avec ma vision des choses. C’est un grand terrain et plusieurs espaces disposés autour d’une cour intérieure. L’idée est, dans la grange actuelle, de faire un fournil comme dans le Luberon et un wine bar avec nos vins – mais pas qu’eux – et des tapas à déguster à l’intérieur ou sur la terrasse. Il y aura aussi une épicerie avec nos produits mais également ceux de nos amis producteurs du Luberon ainsi qu’un resto gastronomique qui serait tenu indépendamment par un chef. Enfin, à l’arrière de la cour, j’aimerais aménager des logements. Je suis très emballée!