L’idée de taxer les grosses fortunes refait régulièrement surface. « Pour faire rentrer l’argent dans les caisses de l’Etat, il faut taxer les riches », entend-on de plus en plus souvent dans les médias. Les dépenses liées à la crise sanitaire du Covid-19 ont, à nouveau, exacerbé ce sujet. Pourtant, le flou persiste sur cette notion de « grosses fortunes ». Bien des questions restent encore sans réponses. Pour évaluer la fortune d’une personne que prendra-t-on en considération ? A partir de quel montant estime-t-on qu’un patrimoine sera taxé ? Qui sera concerné ?
Données chiffrées
Pour établir le montant des sommes qui seront taxées, il faut des données fiables. Or, il n’existe pas de cadastre des fortunes en Belgique. Le nouveau gouvernement a décidé que toutes les données bancaires devraient désormais être transmises au PCC (point central de contact) à la Banque nationale de Belgique. Il s’agit d’un premier pas vers un cadastre des fortunes.
Il faut donc se baser sur d’autres données chiffrées. Mais on constate plusieurs lacunes quant à ces données. « Aujourd’hui, on ne sait pas déterminer avec précision le montant de ces grands patrimoines. On peut considérer trois études sur le sujet. Il y a une étude du Crédit Suisse qui date de 2019. Deux autres études européennes datant respectivement de 2010 et de 2014 fournissent également des données sur les grosses fortunes. On peut aussi se baser sur l’analyse du journaliste Ludwig Verduyn sur les 200 familles les plus riches de Belgique », note Serge Wibaut, Professeur invité à l’UC Louvain.
Cependant, ces études fournissent des résultats parfois contradictoires ou difficilement comparables. Le Crédit Suisse se concentre sur la richesse des adultes. Cela représente une analyse sur 8 millions de Belges. Les études européennes analysent, quant à elles, cette richesse par ménage. Elles recensent 5 millions de ménages belges. L’étude du journaliste flamand est plutôt centrée sur les fortunes personnelles des 500 individus ou familles les plus riches. Elle se base essentiellement sur leurs participations dans leurs propres sociétés et a tendance donc à négliger le reste de leur patrimoine.
Incohérences et approximations
Les chiffres fournis par ces différentes sources sont parfois incohérents. D’une part, on parle de personnes. D’autre part, on évoque la notion de ménages. Le fisc va-t-il alors se baser sur la notion de ménages ou de personnes ? Et qu’entend-on par ménages ? Va-t-on prendre en considération la notion de ménages fiscaux ? « Par ailleurs, le Crédit Suisse pointe, en Belgique, 80 personnes qui disposent d’un patrimoine supérieur à 100 millions de dollars. Ludwig Verduyn relève, pour sa part, 200 familles ou individus dans ce cas. Par ailleurs, selon le Crédit Suisse 80.000 adultes disposent, en Belgique, d’un patrimoine global supérieur à un million de dollars. Cela correspond à 3% des adultes belges », souligne Serge Wibaut.
Chez Crédit Suisse, pour faire partie du pourcent des personnes les plus riches, on peut estimer qu’il faut détenir un patrimoine entre 2 et 2,2 millions de dollars. Pour les études européennes, ce montant varie entre 2,5 et 3 millions d’euros par ménage. « Sur base de l’étude européenne de 2014, 50.000 ménages belges se retrouvent dans ce percentile le plus riche de la population. Pour rappel, on estime la richesse totale de la Belgique à un peu plus de 2.000 milliards d’euros. Le PIB belge en 2019 est, quant à lui, de l’ordre de 474 milliards d’euros. Ces chiffres sont cohérents avec ceux avancés par Piketty qui estime que la richesse d’un pays d’Europe occidentale correspond, en moyenne, à 4 ou 5 ans de PIB », note Serge Wibaut.
Qu’en est-il dans les faits ?
On le voit, il faudrait déjà déterminer si l’on parle de personnes adultes ou de ménages. Le pourcentage des personnes disposant d’un patrimoine global de plus d’un million de dollars (étude du Crédit Suisse) est très faible, soit 3% de la population adulte belge. Or, on parle ici de patrimoine global. « On peut aussi se poser la question de savoir pourquoi on parle du dernier percentile. Ou pourquoi on cible les millionnaires et pas les patrimoines en-dessous du million ? Il faut dire qu’il y a des chiffres qui sont symboliques, comme le million d’euros », constate Serge Wibaut.
Au-delà du public-cible, quelle sera la composition du patrimoine qui sera taxé? Va-t-on prendre en considération tout le patrimoine ? Pour l’instant, il est question de taxer uniquement les comptes-titres de plus d’un million d’euros. Les détenteurs de comptes-titres de plus d’un million d’euros représentent moins de 3% de la population. «Quand on a voulu taxer les comptes-titres de plus de 500.000 euros, il y avait des aberrations. Pourquoi taxer des biens mobiliers qui, parfois, ne rapportent rien et pas le patrimoine immobilier qui peut être source de revenus locatifs ? Pourquoi avoir soustrait à cette taxe les actions nominatives ? », rappelle Serge Wibaut.
La question se pose aussi concernant le domicile familial. Fera-t-il un jour partie de l’assiette de la taxe ? Qu’en est-il des biens immobiliers détenus à l’étranger ? Et le montant des assurances-vie de la Branche 21 et celles de la Branche 23 ? Et comment tenir compte des structures patrimoniales mises en place aux Pays-Bas et au Luxembourg ? Quid par ailleurs des œuvres d’art ?
A bien des égards, quand on aborde le sujet de la taxation sur les grosses fortunes, on constate qu’il est question de notions approximatives. Nous ne savons pas qui sera concerné. Quel patrimoine sera pris en compte ? Comment et pourquoi ? « Pour un symbole, on risque de rater la cible », prévient Serge Wibaut. Il ne fait en tous les cas aucun doute que, lorsqu’on parle de taxer les grosses fortunes, la réalité semble bien loin du mythe et des idées reçues.