Et c’est pour cela que nous ne parvenons en général pas à tenir nos engagements budgétaires, avertit le gouverneur de la Banque nationale. Pierre Wunsch explique aussi pourquoi il ne se sent pas à l’aise avec le discours de la Banque centrale européenne, qui reste très accommodant alors qu’elle se rapproche de son objectif d’inflation de 2%.
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Nous avons rencontré le gouverneur de la Banque nationale de Belgique (BNB) dans les derniers jours de décembre. Nous avons évidemment parlé d’inflation, le sujet central des banquiers centraux. La hausse des prix à la consommation a dépassé 7% chez nous en novembre et la BNB s’attend à ce qu’elle ne retombe pas sous les 2% avant la fin de cette année 2022. Pour la zone euro, la Banque centrale européenne (BCE) a revu ses prévisions et table sur une hausse des prix de 2,6% en 2021, 3,2% cette année puis une stabilisation à 1,8% en 2023 et 2024. Il serait dès lors temps de resserrer progressivement la vis monétaire. Pourtant, la BCE ne semble pas s’y résoudre: elle devrait laisser ses taux inchangés cette année et n’abaisse que très partiellement ses programmes de rachats d’actifs, insistant sur le fait que l’inflation retombera sous les 2% à partir de 2023. Au sein du collège des gouverneurs de la BCE, le patron de la Banque nationale fait entendre, avec d’autres collègues, une voix un peu dissonante. “Nous venons de prendre à la mi-décembre une décision avec laquelle je ne suis pas tout à fait à l’aise”, dit-il. TRENDS-TENDANCES. Quelle est votre analyse de l’évolution de la hausse des prix?PIERRE WUNSCH. Nous avons en 2021 et 2022 une période d’inflation relativement haute en Belgique et en Europe. L’inflation devrait commencer à baisser à partir du printemps prochain atteignant fin 2022 un niveau en Europe proche de 2%. Mais honnêtement, nous ne savons pas si ce sera 2,1% ou 1,8%. Nous avons commis une erreur de 1,5% sur notre estimation de l’inflation cette année: il est donc un peu téméraire d’assurer à 0,2% près où nous allons aller dans trois ans. Et je ne crois pas que cela fasse une grande différence au niveau de la politique monétaire. D’autant que, comme nous devrions prochainement intégrer dans notre estimation d’inflation la hausse des prix immobiliers pour les occupants propriétaires, cela pourrait ajouter 20 ou 30 points de base à l’inflation annuelle. En résumé: nous aurons une hausse de l’inflation en Europe, puis un retour de l’inflation à un niveau aux alentours de 2%. Face à l’inflation, la réaction est assez différente aux Etats-Unis où la Réserve fédérale prépare le marché à trois hausses de taux l’an prochain. Oui. On pourrait se dire que c’est parce que l’inflation est plus élevée aux Etats-Unis. Mais cette différence, nous la voyons aussi avec la Banque d’Angleterre et dans les pays européens en dehors de la zone euro. Tout le monde dit que l’on commence à avoir un gros problème d’inflation. Je n’ai pas de problème avec le fait que, dans la zone euro, nous soyons prudents et que nous voulions éviter une sortie désordonnée. Mais quand une institution essaie d’atteindre un objectif, n’y arrive pas pendant de nombreuses années, puis commence à s’en rapprocher, est-ce un tel problème de le dire clairement? J’ai donc un problème avec le narrative, avec l’histoire et le fait que nous disions que nous allons retomber sous notre objectif de 2%, alors que j’estime que nous y sommes sur la période 2021-2024. C’est une question de crédibilité?C’est une question de proportionnalité. J’aurais été plus à l’aise si nous avions dit: nous allons dans la direction de notre objectif, nous allons calmement sortir d’une politique monétaire qui est très accommodante pour aller vers une politique qui reste accommodante, mais moins qu’aujourd’hui. Car que l’inflation soit à 1,8 ou 2,1%, les taux d’intérêt réels vont rester négatifs. Ce regain d’inflation handicape-t-il la compétitivité de notre économie?La question se pose en raison de l’indexation automatique des salaires car l’inflation peut se traduire plus rapidement dans les salaires que chez nos voisins. Selon nos estimations, la hausse des salaires serait en Belgique de 4,5% en 2022. C’est trois fois plus que chez nos voisins. Nous pensons que nous allons avoir des augmentations de salaires aux Pays-Bas, en Allemagne et peut-être aussi en France. Les travailleurs, dans des marchés du travail relativement tendus, vont demander une compensation pour l’inflation. Sur cette base, et aussi parce que la croissance de l’inflation baisserait en 2023-2024, nous pensons donc que finalement cette perte de compétitivité ne serait que temporaire. Ce n’est donc pas un gros problème si nous appliquons la loi sur la sauvegarde de la compétitivité. Mais nous avons beaucoup plus de certitudes sur la hausse des salaires en Belgique en 2022 que sur l’évolution des salaires dans les pays voisins en 2023-2024. Certains sont en faveur d’un saut d’index… C’est un débat très sensible en Belgique. Nous allons avoir un affaiblissement de la compétitivité des entreprises belges à un moment où ces entreprises subissent un choc avec les prix énergétiques, et plus particulièrement les prix du gaz. Mais les marges des entreprises se sont rétablies en 2021. Il y a donc une certaine capacité, au niveau macroéconomique, pour que les entreprises absorbent une partie de cette hausse. Mais cela reste un point d’attention pour les prochaines années. Au niveau énergétique, peut-on parler d’un choc gazier?On peut en effet. Les prix du gaz sur les marchés ont décuplé en l’espace de deux ou trois ans, et il existe aujourd’hui une certaine incertitude autour de l’Ukraine. Nous estimons que les prix du gaz à la mi-décembre coûtaient 1,8 milliard par mois à l’économie belge. Les prix sont entre-temps redescendus mais ils restent élevés. De toute façon, l’impact doit être interprété avec une certaine prudence. Très peu de gens payent en effet le gaz au prix fort du marché au comptant aujourd’hui. D’anciens contrats d’approvisionnement doivent régulièrement être renégociés, mais on ignore la durée des contrats en cours, ceux qui devront être renégociés, quelle sera l’attitude dans le marché… Certains acteurs vont attendre, d’autres vont essayer de réduire leur consommation. Il existe, certes, pour les entreprises ce risque de subir une double peine: l’indexation des salaires et la hausse des prix du gaz. Mais souvent les entreprises intensives en énergie sont moins intensives en main-d’oeuvre. Reste que cette hausse des prix du gaz devrait être essentiellement absorbée, avec un certain retard, par les entreprises puisque les prix du gaz font partie du calcul de l’indice santé.La crise nous a surpris au moins de deux façons: elle n’a pas causé un tsunami de faillites. Et la fin du “lockdown” n’a pas débouché sur une flambée de la consommation par des consommateurs impatients de dépenser l’épargne forcée pendant la crise. Comment l’expliquer?Pour les faillites, c’est dû au fait que nous sommes sortis de cette crise en bien meilleur état que ce que nous avions craint, grâce d’abord à la réaction adéquate des pouvoirs publics. C’est dû aussi en partie à la nature exogène de la crise, qui a des causes externes à l’économie. Le redémarrage est alors généralement plus rapide qu’on ne pense. Sur le taux d’épargne, cet argent a été en partie dépensé, mais il a été investi en logements et en actifs financiers plutôt qu’en biens de consommation. Le confinement a fait que ceux qui en ont les moyens ont eu envie d’agrandir leur logement, ou d’en changer. C’est un impact en partie structurel: on observe une tendance à la réduction des mètres carrés de bureaux et à une augmentation de la surface des logements. Mais nous avons eu aussi un retour de la consommation. S’il existe des goulets d’étranglement, c’est non seulement parce qu’il existe des problèmes d’offre, mais aussi parce que, dans certains secteurs, la consommation est beaucoup plus élevée. Vous avez qualifié d’insoutenable le niveau de déficit public du pays. Et vous ajoutez que notre problème est que nos gouvernements ne tiennent pas leurs engagements budgétaires. Ce sont des mots très forts, non?Nous avons regardé les mécanismes de contrôle budgétaire dans plusieurs pays européens, considérant divers éléments: la qualité des projections, la qualité des institutions, leur indépendance, etc. Mais au final, ce qui est problématique chez nous est que, presque systématiquement, nous observons une très grande différence entre les engagements pris par le gouvernement et ce qui est vraiment réalisé. Ces 10 dernières années, notre pays n’a tenu qu’une seule année ses engagements. Il y a certes d’autres problèmes, comme la surestimation des recettes, des arrêtés d’exécution toujours en attente… Mais le grand problème demeure la conformité des gouvernements aux engagements qu’ils prennent. Selon les projections de la Commission européenne, la Belgique est le pays de l’Union avec le déficit public le plus élevé. Cela ne signifie pas que le pays fera faillite dans cinq ans, certainement pas, surtout avec les taux d’intérêt actuels. Toutefois, si nous ne faisons pas suffisamment d’efforts et si une nouvelle crise survient, nous pourrions voir le déficit s’envoler jusqu’à par exemple 7% et entrer dans un scénario comme lors de la crise de la zone euro en Espagne, au Portugal, en Grèce, où vous n’avez plus de contrôle sur le timing des efforts. Nous serions alors obligés d’assainir au moment le moins souhaitable parce que nous serions déjà confrontés à une crise. Que devrions-nous faire? Simplement construire des réserves quand cela va bien, et soutenir l’économie quand cela va mal. Les voisins font-ils mieux que nous?Aux Pays-Bas sûrement. Quand un gouvernement se forme, il prend des engagements budgétaires qu’il traduit dans des politiques très concrètes, avec des plans pluriannuels. Et ce qu’ils réalisent est très proche de ce qu’ils ont projeté. Pour certains, il faudrait retirer les investissements du calcul des déficits publics. Etes-vous d’accord?Non, parce que la soutenabilité des finances publiques n’a pas grand-chose à voir avec la qualité de vos investissements. Bien sûr, il est important de dépenser au mieux, mais sauf à penser que ces dépenses auraient un énorme impact positif sur la croissance, les investissements publics ont peu à faire avec la soutenabilité des dépenses publiques.Vous ne pensez pas que les investissements publics pourraient soutenir la croissance?Aujourd’hui, on parle d’investir pour le climat. Il s’agit de contrer un choc négatif. Cela n’aura pas d’impact positif sur la productivité. Alors oui, nous devons réaliser ces investissements pour le climat. Mais s’en servir comme excuse pour ne pas régler le problème de la soutenabilité des finances publiques est étrange. C’est comme si j’avais une voiture dont je devais changer les pneus, mais qu’après avoir consenti cette dépense, je ne me préoccupais plus de faire réviser mes freins. Ce n’est pas parce que le climat est important que le problème des finances publiques disparaît. Selon la Commission européenne, les dépenses d’investissement pour le climat réclameront un effort de 2% du PIB chaque année d’ici à 2050. Imaginons que cet effort soit assumé à raison d’un quart par le secteur public, donc 0,5% du PIB. Or, nous venons d’augmenter nos dépenses de six fois ce montant en trois ans: les dépenses publiques en Belgique ont en effet augmenté structurellement de 3% entre 2019 et 2022 (si nous ajoutons les éléments conjoncturels, c’est encore plus élevé, Ndlr). Le problème est que nous ne parvenons pas aisément à faire des choix. Il est difficile de se fixer des priorités en Belgique et la contrainte budgétaire est donc difficile à gérer. Je le comprends, j’ai beaucoup de sympathie pour ceux qui doivent le faire dans un contexte compliqué. Mais ce n’est pas pour cela que cette contrainte disparaît! C’est aussi cette impossibilité de choisir qui nous empêche d’atteindre ce taux d’emploi de 80% nécessaire pour affronter le défi du vieillissement?Il y a un problème générique et inquiétant dans nos sociétés: nos démocraties sont-elles en mesure de se projeter dans l’avenir et de s’attaquer à des problèmes de moyen et long termes: climat, budget, vieillissement, etc., alors que via les médias sociaux, les gens réagissent immédiatement et expriment un mécontentement général. Certains en Chine nous expliquent qu’il faut sortir du régime démocratique. J’espère et je ne crois pas que ce soit la solution. Je ne crois pas non plus en ces fausses solutions telles que la Modern monetary theory, selon laquelle nous résoudrons tout en continuant à imprimer de l’argent. Ce type de solutions qui n’en sont pas est proposé à l’extrême gauche, à l’extrême droite. En revanche, nous voyons que certains Etats – les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, en partie l’Allemagne – sont davantage capables de s’organiser, au sein d’un système démocratique pour répondre à ces défis. Mais chez nous, c’est difficile. Pourquoi?Il faut le demander aux sociologues ou politologues. Je crois que c’est dû en partie à la fragmentation du paysage politique. Vous voyez que cela arrive aussi aux Pays-Bas, où il est aujourd’hui plus difficile de former un gouvernement. Mais il y a là des institutions, bénéficiant d’une réputation et d’un soutien consensuel, qui sont capables de structurer le débat sur ces grands défis. Chez nous, nous allons un peu dans toutes les directions. Il est très difficile de structurer un débat, chacun des acteurs disant: “les analyses ne sont pas neutres”. Les analyses de la BNB sont-elles regardées par le politique?Je crois que nos analyses ont un certain poids mais je ne veux pas non plus en surestimer l’impact.