Tout le monde est d’accord: pour éviter une évolution désastreuse, l’économie mondiale devra être totalement décarbonée dans 30 ans. Comment un grand nombre de chefs d’entreprise, multinationale ou PME, ont-ils pris conscience de cet enjeu et comment y répondent-ils?
Dans son dernier ouvrage (*), Bill Gates, le fondateur de Microsoft, raconte comment il a été convaincu au fil du temps de l’urgence que le défi environnemental représente, au point de s’engager à agir davantage à partir de 2015.
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Dans son dernier ouvrage (*), Bill Gates, le fondateur de Microsoft, raconte comment il a été convaincu au fil du temps de l’urgence que le défi environnemental représente, au point de s’engager à agir davantage à partir de 2015. Le problème climatique avait surgi au détour de son travail au sein de sa fondation Bill et Melinda Gates. En constatant que le progrès et le développement social étaient liés à la consommation d’énergie qui permet de se déplacer, de s’éclairer, donc de lire et de se former, ou de manger des aliments conservés dans un réfrigérateur, il s’était demandé comment accroître l’accès à une énergie abondante et bon marché. Il s’était évidemment heurté rapidement au problème de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et du réchauffement de la planète. Un réchauffement qui, par ailleurs, fait sentir ses effets le plus directement sur les populations les plus déshéritées. Par exemple, les habitants du Bangladesh ou des îles océaniennes, tous menacés par la montée des océans, ou encore les agriculteurs africains et indiens qui, en raison de terres de plus en plus sèches et de tornades de plus en plus dévastatrices, auront de plus en plus de mal à se nourrir. La solution qui lui est apparue à la suite de lectures et d’entretiens avec des scientifiques voici une dizaine d’années est radicale: elle ne consiste pas à seulement réduire les émissions de gaz à effet de serre mais à avoir une économie qui soit totalement décarbonée d’ici 2050. “A moins de cesser de diffuser des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, la température continuera d’augmenter”, écrit Bill Gates, qui explique: “Voici une analogie qui peut s’avérer utile: le climat est comme une baignoire qu’on remplirait progressivement. Même en réduisant l’écoulement à un mince filet, la baignoire finira nécessairement par déborder. C’est ce désastre-là qu’il nous faut éviter. Seul le zéro est un objectif raisonnable”. Le défi est immense car il touche à l’entièreté de l’économie. On communique en effet beaucoup autour de l’électricité verte mais la production d’électricité ne représente que 27% des émissions de CO2. Il faut donc décarboner aussi les 73% restants: de la sidérurgie à la construction en passant bien évidemment par le transport. La voiture électrique dont on parle beaucoup fait évidemment partie des solutions mais ce n’est qu’une petite partie. “Les voitures privées représentent moins de la moitié des émissions liées aux transports qui, eux, correspondent à 16% des émissions mondiales”, note Bill Gates. Voici un an et demi, Jacques Crahay, CEO de Cosucra et président de l’Union wallonne des entreprises (UWE), avait lui aussi secoué le cocotier. “Les patrons savent qu’on ne peut plus continuer sur le modèle d’une croissance sans limite alors que les ressources sont limitées. Mais ils ne veulent pas en parler parce que cela met leur business à mal”, avait-il déclaré dans un entretien à L’Echo qui avait fait grand bruit. Nous lui avons demandé, 17 mois plus tard, si les lignes avaient bougé. “Les choses évoluent, répond-il. Je ne revendique pas les avoir changées. Mais désormais, la prise de conscience ne s’opère plus seulement au niveau individuel ; elle est davantage partagée et ouverte.” Les objectifs de développement durable font ainsi désormais partie du travail quotidien du staff de l’Union wallonne des entreprises et, en dehors du cadre de l’UWE, les patrons discutent discrètement du sujet. “Ils se réunissent et réfléchissent, ils partagent leurs expériences et essayent d’ouvrir leur groupe à davantage de personnes, ajoute encore Jacques Crahay. Ces groupes n’existaient pas voici trois ans. Ils ne se veulent toutefois pas publics afin de pouvoir travailler dans une ambiance de sérénité et de confidentialité. C’est positif mais cela ne va jamais assez vite. Car les problèmes sont horriblement compliqués…” Certes, les réflexions ne vont pas toutes dans le même sens. Pour certains, comme Bill Gates, la décroissance n’est pas une option: elle ne résout pas le problème au fond puisque même en décroissance, l’économie actuelle continuera à émettre du CO2, et elle ne règle pas le problème des inégalités, au contraire. Aujourd’hui, environ un milliard d’êtres humains vivent sans électricité et n’ont pas le confort minimum pour aller à l’école, se faire soigner, disposer d’un réfrigérateur, vivre correctement. Mais d’autres, tel Jacques Crahay, estiment que nous n’en sortirons pas sans nous mettre au régime. “Plus je creuse, moins les solutions sont évidentes. Si je devais faire un reproche à Bill Gates, c’est d’être trop techno-optimiste, de ne pas être ingénieur: les ressources sont limitées et il n’en tire pas les conclusions. On butte toujours sur cette question de la sobriété.” Jacques Crahay l’avoue: “Dans les années 2000, j’étais le plus classique des patrons. Puis, il y a eu quelques lectures, des podcasts, des rencontres… Et une fois que l’on se pose des questions et que l’on cherche, on a à disposition d’autres podcasts, d’autres livres, etc.” Tout un matériel pour aider à la réflexion, mais aussi pour prendre la mesure de la difficulté de la tâche. “Si nous essayons de nous fixer un objectif sur huit ans (2030, année fixée par l’Europe qui devra avoir réduit de 55% les émissions de CO2 à cette date), chaque fois, nous buttons sur des limites physiques: la taille de nos installations alimentées aujourd’hui avec de l’énergie fossile est, par exemple, trop grande pour être alimentée par de la biomasse qui serait récoltée dans un rayon de 100 km. Or, le modèle actuel privilégie les installations de grande taille afin d’amortir l’investissement au plus vite et de dégager une meilleure rentabilité, et il est difficile d’en sortir.” Certes, ajoute celui qui est encore pour quelque temps le patron de l’UWE, le raccourcissement des circuits aidera: “Dans mon secteur, l’alimentaire, l’énergie se réduisant, la chaîne logistique s’amenuisera immanquablement avec le temps. Nous reviendrons à des unités de production plus locales, approvisionnées par des énergies locales, qui vont distribuer leurs produits dans un circuit court ou relativement court”. Reste que pour alimenter la totalité de l’économie, “il n’y aura jamais assez d’énergie renouvelable en temps et en heure pour régler le problème. D’où la nécessité de réduire absolument notre consommation d’énergie, et donc de réduire l’activité. Ce qui est compliqué car réduire la production, c’est réduire l’emploi”. La question s’imposera néanmoins. “Nous ne ferons pas l’économie d’une réduction de notre train de vie, estime Jacques Crahay. Mais ce message, aujourd’hui, n’est pas encore audible.” Ilham Kadri (Solvay), Patrick Pouyanné (Total), le publicitaire Jacques Séguéla, Marc du Bois (Spadel) livrent leur témoignage sur le changement de cap qu’ils ont imprimé à leur entreprise. Les parcours et les réflexions peuvent être différents. Ils sont toujours inspirants.