L’accès à l’espace est moins cher grâce à SpaceX. C’est une bonne nouvelle pour les fabricants de satellites, une moins bonne pour ArianeGroup, le champion européen des lanceurs, devenu moins compétitif et qui doit se réinventer. L’industrie belge est concernée.
En une décennie, le marché des entreprises actives dans le spatial a changé. Le coût d’envoi des satellites a fortement diminué grâce au développement de l’entreprise américaine SpaceX fondée en 2002 par Elon Musk, le patron de Tesla, et qui propose des fusées low cost. Cela ouvre des perspectives pour le marché des satellites mais handicape le français ArianeGroup qui a été doublé par le nouveau venu.
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En une décennie, le marché des entreprises actives dans le spatial a changé. Le coût d’envoi des satellites a fortement diminué grâce au développement de l’entreprise américaine SpaceX fondée en 2002 par Elon Musk, le patron de Tesla, et qui propose des fusées low cost. Cela ouvre des perspectives pour le marché des satellites mais handicape le français ArianeGroup qui a été doublé par le nouveau venu. La Belgique est touchée par cette tendance car plusieurs de nos entreprises (Sabca, Safran Aerobooster et Thales Alenia Space Belgium principalement) fournissent ArianeGroup. “L’industrie des lanceurs est sous pression”, confirme Thibauld Jongen, CEO de Sabca (groupe Blueberry). Il est à la fois fournisseur d’ArianeGroup et administrateur de la société qui commercialise les fusées européennes, Arianespace, filiale d’ArianeGroup. “Il faut maintenant discuter pour faire évoluer le modèle et la structure de coût des lanceurs”, ajoute-t-il. La Sabca fournit notamment les systèmes d’orientation des tuyères d’Ariane 5, la future Ariane 6 et Vega (fusées plus petites). Pour résumer les choses, la société française ArianeGroup a longtemps dominé le marché des lancements de satellites commerciaux avec son excellent lanceur Ariane 5. L’arrivée de SpaceX à partir de 2010 a bouleversé la donne. L’américain propose des lancements à un quart du prix de ceux de fusées Ariane 5: 2.700 dollars par kilo en orbite basse (LEO) au lieu de 12.000 à 13.000 dollars pour Ariane 5 et 7.600 euros sur Soyouz. Coïncidence malheureuse, la demande pour des orbites plus hautes, pour des satellites géostationnaires, pour la télévision ou les télécommunications, a diminué alors que c’est une grande spécialité d’Ariane 5. La demande se développe surtout pour des satellites à orbite basse, par exemple pour développer l’accès à l’internet, service en plein développement. ArianeGroup a voulu répondre en se restructurant. Et en étudiant une nouvelle fusée, Ariane 6, moitié moins chère mais qui tarde à la sortir. Le premier vol, prévu cette année, a été reporté à 2022. La demande ne semble pas se réveiller comme espéré. Les partenaires du groupe, comme la Sabca, sont inquiets: s’il y a peu de lancements, il y aura peu de production pour eux. Il est cependant difficile de se désoler que les prix des lancements diminuent. Au contraire, cela ouvre des perspectives de services inimaginables jusqu’il y a peu et une conception de satellites moins coûteuse, un nouveau business baptisé “New Space”. “Si l’accès à l’espace s’ouvre, cela pourra avoir un impact sur l’économie réelle”, plaide Benoît Deper, CEO d’Aerospacelab, une start-up basée à Louvain-la-Neuve qui occupe plus de 70 personnes et se lance dans la fabrication de satellites légers d’observation et l’analyse de leurs données. “Traditionnellement, la fabrication de satellites est orientée vers l’allégement pour limiter le poids au maximum. Si le coût par kilo diminue, on peut alors concevoir des satellites où l’on peut utiliser des modules standardisés qui vont peser 20% à 30% plus lourd mais où vous n’allez pas devoir chaque fois exposer des dépenses d’ingénierie non récurrentes.” Aerospacelab va mettre son premier satellite en orbite à la fin de ce mois. Son lancement coûte 1 million de dollars, selon le site SpaceX qui publie les tarifs au poids en rideshare (vols partagés). “Arthur partira de Floride, lancé par une fusée Falcon 9 de SpaceX. Il porte le nom de mon fils de deux ans et demi”, continue Benoît Deper. Ce dernier connaît bien le monde de l’espace: il a travaillé pour l’Esa, l’agence spatiale européenne, et pour la Nasa. Benoît Deper est passionné par l’évolution actuelle du marché spatial. “SpaceX a pu se développer car il est arrivé au moment où le Congrès a voulu développer la concurrence sur les lanceurs pour les contrats publics”, continue-t-il. Le marché était fourni par Boeing et Lockheed Martin, qui ont fusionné leur activité de lancement en créant ULA. L’approche traditionnelle est de sous-traiter des éléments des fusées vendues à l’armée ou à la Nasa un peu partout aux Etats-Unis, pour satisfaire les élus du Congrès, ce qui augmente les coûts. Elon Musk est venu avec un concept de société intégrée verticalement qui ne suit pas cette approche, avec une technologie simplifiée, avec l’argument d’un tarif attractif. Il a profité de l’ouverture de ce marché lucratif. Ce qui lui a permis de capter le marché d’approvisionnement d’ISS, ouvert par l’arrêt de la navette spatiale en juillet 2011. D’après une étude publiée en 2018 par Harry W. Jones (*), le coût a été divisé par quatre. Outre une forte intégration verticale, SpaceX a développé le concept de réutilisation des fusées. Après un lancement, le premier étage de la fusée Falcon 9 revient sur terre et est réutilisé pour réduire le coût des vols ultérieurs. Sur 119 lancements de Falcon 9, la moitié recourait à un lanceur réutilisé. Cela diviserait au moins par trois le coût d’un lancement. En une décennie, SpaceX a organisé une bonne centaine de lancements, et le rythme s’accélère. En juin, quatre départs sont prévus alors qu’aucune fusée Ariane ne décollera sur la même période. La société met au point une fusée totalement réutilisable, Starship, que la Nasa a choisie comme véhicule pour se poser sur la Lune à partir de 2024 (un contrat de 2,89 milliards de dollars). SpaceX le présente aussi comme un véhicule pour aller vers Mars. En Europe, la progression de SpaceX fascine et inquiète. “Il ne faut pas oublier qu’elle s’appuie sur une demande gouvernementale, via l’armée ou la Nasa, nettement plus importante qu’en Europe, rappelle Thibauld Jongen. Aux Etats-Unis, la demande publique en lanceurs est plusieurs dizaines de fois plus importante qu’en Europe. Puis, il y a un Buy American Act. Nous n’avons pas l’équivalent.” Il estime que le coût modéré des lancements de SpaceX pour les clients privés est subsidié par la demande publique et crée une concurrence dangereuse pour Ariane. “Le débat aujourd’hui est de voir dans quelle mesure l’Europe veut garder son autonomie pour l’accès à l’espace.” Le poids des achats publics est aussi un moteur important pour le spatial en Europe, mais l’effet de levier est moindre, vu les budgets moins importants que ceux des Américains. Un SpaceX aurait été difficile à créer sur le Vieux Continent. “Le paysage européen est très fragmenté, note Benoît Deper. Il y a des tentations nationales: par exemple, l’Allemagne soutient le développement de start-up de fusées en Bavière, comme Isar, et pousse à faire durer le plus longtemps la future Ariane 6 plutôt que se hâter à étudier une Ariane 7.” Benoît Deper se montre critique sur le modèle en vigueur en Europe. Il est basé sur une logique de financement public qui suppose un retour local dans les pays contribuant aux programmes spatiaux européens. A l’arrivée, cela augmente les coûts car il faut gérer une cascade de sous-traitants dans des dizaines de pays. Mais si l’offre de lanceurs se concentre dans quelques pays, hors d’une coopération européenne, Thibauld Jongen, craint qu’un pays comme la Belgique ne perde l’accès à ce marché. “L’industrie des lanceurs est liée à celle des missiles, les pays qui investissent les premiers sont ceux qui cherchent une autonomie militaire dans ce domaine, comme la France et l’Italie”, analyse-t-il. Il ne faudrait pas que la pression de SpaceX dilue le projet spatial européen au profit d’un repli national. Le débat dure depuis quelques années. Le ministre français de l’Economie, Bruno Le Maire, avait mis en doute dès 2017 la pertinence du projet Ariane 6. “Je souhaite que l’on réfléchisse à une stratégie en matière de lanceurs récupérables au niveau européen”, avait-il même dit sur Europe 1 (Ariane 6 n’est pas une fusée récupérable). Il pousse au rapprochement de trois acteurs européens du marché du lanceur, Avio en Italie, OHB en Allemagne et ArianeGroup en France. Le commissaire européen chargé de la Politique industrielle, Thierry Breton, est sur la même longueur d’onde. Il ne va pas jusqu’à dire, comme Benoît Deper, qu’Ariane 6, “obsolète avant d’avoir commencé, risque d’enterrer la compétitivité spatiale européenne”, mais il agit comme s’il le craignait. Il pousse à développer dès à présent une fusée Ariane 7. Dernier signe en date: Thierry Breton s’est énervé sur les propositions, jugées trop timides, d’acteurs industriels européens, consultés pour un projet de constellation de satellites européens pour faire pièce à l’américain Starlink (SpaceX), qui a déjà lancé plus de 1.500 satellites, Kuiper de Jeff Bezos (Amazon) et celle du Britannique OneWeb, qui permettra notamment un accès à internet rapide partout. Les propositions de ce projet, que le commissaire espère faire approuver l’an prochain, ne lui ont pas paru très innovantes. Pour mettre la pression sur les grands acteurs européens, il a annoncé au journal Les Echos qu'”un appel à propositions dédié aux start-up sera lancé prochainement. Cela fait partie de la nouvelle approche que nous devons avoir en Europe, avec une plus grande prise de risque et un soutien plus fort à nos start-up”. Et qui dit constellation de satellites dit contrat pour des lanceurs européens.