A l’heure où Renaud Witmeur s’apprête à quitter la Sogepa et Nethys pour prendre la direction du nouvel Hôpital universitaire de Bruxelles, nous l’avons convié à un déjeuner avec la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury. Compte-rendu d’une rencontre placée sous le signe des soins de santé.
Le mois dernier, Cynthia Fleury était de passage à Bruxelles dans le cadre du cycle de conférences “Les grands invités de l’Hôtel de Ville”. La philosophe et psychanalyste française y donnait sa vision de “la résilience collective au sein de nos démocraties” et, pour Trends-Tendances, ce fut l’occasion rêvée de l’inviter au restaurant pour débattre avec une personnalité belge du monde économique.
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Le mois dernier, Cynthia Fleury était de passage à Bruxelles dans le cadre du cycle de conférences “Les grands invités de l’Hôtel de Ville”. La philosophe et psychanalyste française y donnait sa vision de “la résilience collective au sein de nos démocraties” et, pour Trends-Tendances, ce fut l’occasion rêvée de l’inviter au restaurant pour débattre avec une personnalité belge du monde économique. C’est donc à la table de L’Ecailler du Palais Royal que Cynthia Fleury a rencontré pour la toute première fois Renaud Witmeur, président du comité de direction de la Sogepa et CEO intérimaire de Nethys, qui s’apprête à quitter ces deux fonctions pour endosser le costume de directeur général du nouvel Hôpital universitaire de Bruxelles. TRENDS-TENDANCES. Cynthia Fleury, en tant que Française, vous n’aviez jamais entendu parler de Renaud Witmeur avant cette rencontre, je suppose… CYNTHIA FLEURY. (Elle le regarde) Je sais que vous n’êtes pas joueur de tennis (sourire)… RENAUD WITMEUR. Hélas (rires)! J’ai failli faire sport-études, mais mes parents ont refusé. Non, sérieusement, en deux mots, je suis en pleine transition. Pendant 10 ans, j’ai dirigé un fonds public d’investissement qui s’appelle la Sogepa et qui s’intéresse aux entreprises qui sont en difficulté. C.F. D’accord… R.W. L’objectif de l’investissement, c’est d’essayer à chaque fois d’intervenir pour sauver l’activité économique, et donc les emplois qui sont liés. C’est l’ADN fondamental des équipes. Dans ce cadre-là, une de nos missions est d’assurer parfois la fonction de manager intérim parce que, souvent, l’entreprise qui est en crise fait face à un problème de gestion ou à un problème stratégique. Et donc, on m’a demandé de faire fonction de directeur général ad interim d’une société wallonne qui s’appelle Nethys. Pour la “nettoyer”? R.W. En fait, c’est l’entreprise qui a incarné la mauvaise gouvernance, tellement systémique et importante qu’elle est de nature à rompre totalement la confiance que les gens peuvent avoir dans une entreprise publique. J’ai commencé cette mission il y a deux ans en pensant que c’était pour une durée trois mois et là, j’y suis encore ( sourire)… C.F. (Surprise) Ah oui! Et c’est une entreprise de…? R.W. C’est une sorte de société holding qui a plusieurs participations, principalement dans le secteur de l’énergie, dans les télécommunications, dans l’assurance, dans un aéroport régional, etc. Pendant 10 ans, il y a eu pas mal de scandales, mais c’était plus le fait d’un groupe de personnes. Ce qui m’a fondamentalement animé, c’était de montrer que l’on peut avoir confiance dans un organisme public. C.F. Mais vous disiez que vous étiez en pleine transition… R.W. Oui, je suis en train de quitter ces deux fonctions-là pour en démarrer une nouvelle parce que, à Bruxelles, il y a un projet qui consiste à regrouper trois hôpitaux pour former un seul grand hôpital universitaire. C.F. C’est ce qu’on a fait partout en France. R.W. Le projet est en train de se créer. C.F. Et ça, cela va encore vous prendre deux autres années? R.W. Non, là c’est un projet qui va me prendre au moins cinq ans, voire 10 ans, mais ce qui est vraiment enthousiasmant, c’est que tout ce projet de grand hôpital naît avec une ambition en termes de qualité des soins, d’accessibilité des soins, de recherche, de formation, etc. C’est un milieu que vous connaissez bien, Cynthia Fleury… C.F. Oui, c’est un milieu que je commence à bien connaître puisque je suis titulaire de la chaire de philosophie du GHU,le groupe hospitalier universitaire de Paris Psychiatrie & Neurosciences, et là, on réfléchit par exemple à des protocoles alternatifs à la contention mécanique. R.W. Comment se fait-il que cette chaire soit née à l’hôpital plutôt qu’à la fac? C.F. Il y a une histoire personnelle et une histoire institutionnelle. L’histoire personnelle, c’est la mienne puisque j’ai été, en 1993, le premier aidant d’un membre de ma famille qui a eu un accident gravissime. Entre le moment de le sauver de cet état entre la vie et la mort jusqu’à la clinique de rétablissement et toute la rééducation qui a suivi, cela a pris entre cinq et 10 ans. J’en ai fait d’ailleurs un ouvrage qui s’appelle Pretium Doloris.R.W. Je vois… C.F. Mon expérience de premier aidant a été compliquée avec le staff médical. A ce moment-là, en 1993, j’étais une jeune étudiante en philosophie et je me suis dit que si l’opportunité de créer une chaire de philosophie m’était donnée un jour, alors il faudrait l’installer à l’hôpital, et non à l’université, pour être au coeur du système, au plus près des soignants et des patients. Lorsqu’en 2015, l’opportunité m’a été donnée, je l’ai saisie, et après l’avoir créée à l’Hôtel-Dieu de Paris (AP-HP), la chaire a trouvé sa place définitive au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, sur le site ô combien symbolique de l’hôpital Sainte-Anne. R.W. Dans un monde qui est involontairement très conservateur, en fait… C.F. Archi-conservateur. Un monde qui est terriblement hiérarchisé, statutaire au possible, un peu condescendant. R.W. ( Rires) Exactement! C.F. Mais en même temps, c’est une aventure assez extraordinaire. Renaud Witmeur, votre nouvelle fonction va probablement s’inscrire dans un nouveau cadre hospitalier… R.W. Oui. En Belgique, le ministre de la Santé a sorti un nouveau document prospectif pour revoir le financement des hôpitaux avec une logique qui est d’avoir plutôt un financement global et d’arrêter la course à l’acte et aux suppléments. C.F. Oui, on a le même problème en France. R.W. On va essayer de voir comment intégrer là-dedans la dimension de la formation, de la recherche, etc. C.F. Mais vous allez y arriver, vous, à réformer la tarification à l’acte? Parce que nous, on n’y arrive pas. Attention, je dis réformer, pas nécessairement la faire disparaître. R.W. Le ministre a soumis sa note il y a quelques semaines. Or, j’ai été il y a 15 ans directeur de cabinet du ministre des Affaires sociales et de la Santé publique. Ce qui me frappe, c’est que tout ce que le ministre Vandenbroucke écrit aujourd’hui, on pouvait déjà l’écrire il y a 15 ans. Moi, mon obsession absolue, c’est l’accessibilité et la qualité des soins. Il faut la même et surtout la meilleure qualité pour tous. On ne peut pas avoir des soins trop tardifs ou excessifs. J’ai aussi toute une histoire dans le monde hospitalier. J’ai présidé l’hôpital Brugman qui est un hôpital universitaire et public à Bruxelles où je suis arrivé en 2008 en pleine crise financière. En fait, la question est de savoir comment on peut faire de la gestion en étant dans le respect des valeurs que l’on a, sans opposer l’un à l’autre… Cela rejoint justement la question que je voulais vous poser à tous les deux: un hôpital est-il une entreprise comme une autre? Doit-il être au final rentable? C.F. Vous savez, j’ai longtemps travaillé sur la redéfinition de l’entreprise. Un: la définition actuelle de l’entreprise est aujourd’hui trop réductrice, trop souvent obnubilée par la notion de profit alors qu’il faut valoriser l’indivisibilité des objectifs. Deux: si déjà l’entreprise doit reconfigurer sa définition, alors c’est d’autant plus le cas pour l’hôpital. Il n’est définitivement pas une entreprise comme une autre. R.W. Nous sommes deux! C.F. Certes, une entreprise doit assurer son autonomie financière, mais le seul objectif du profit n’est nullement réaliste à l’époque actuelle de la nécessaire transition sociale et écologique. Nous sommes dans des logiques hyper-extractives et dédiées à une seule et unique manière de penser ce qu’est une rentabilité, alors que l’on a, par ailleurs, des coûts très lourds liés à ce fonctionnement qui s’avère être en fait un dysfonctionnement pour la santé mentale, la santé physique, etc. Je ne vous fais pas toute la liste des risques psychosociaux. Tout cela coûte, socialement et économiquement, cher. Je défends une définition plus extensive de la croissance, sachant prendre en considération les valeurs de la performance sociale et environnementale. R.W. Bien sûr. C.F. Il faut être sain et cela veut dire aussi avoir des logiques de gestion tout à fait responsables. R.W. Oui puisque l’argent que l’on gère n’est pas le nôtre. C.F. Voilà! On doit rendre des comptes. N’y a-t-il pas justement une forme de “déresponsa-bilisation” des gestionnaires quand il s’agit de l’argent public, comme ce fut le cas chez Nethys? R.W. La bonne gestion fait partie de l’éthique et de la confiance que l’on donne dans le public. C.F. Bien sûr. Je pense que nous sommes assez proches là-dessus. R.W. Le problème, c’est que la gestion est trop souvent assortie à une sorte de performance uniquement financière, ce qui n’a aucun sens. Moi, ce qui m’a motivé quand j’ai postulé pour mon futur boulot, ce sont vraiment les valeurs fondamentales que je veux incarner. Le gestionnaire n’est pas une espèce de technocrate du chiffre, mais celui qui permet aux équipes de faire leur mission. C.F. Qui est la meilleure des qualités. R.W. C’est clair, c’est vraiment ça! Le gestionnaire doit se mettre au service des valeurs fondamentales et aider à ce qu’elles se réalisent. Ce n’est pas uniquement son compte de résultats. Moi, j’arrive dans un projet avec des hôpitaux qui sont pour l’instant dans une situation financière difficile, voire très difficile, et je ne crois absolument pas à une logique de réduction des coûts à l’extrême. Je pense vraiment que la seule manière de porter l’avenir, c’est de développer une vision et une ambition liées à des valeurs et d’essayer de construire tout cela collectivement. C.F. Tout à fait. R.W. Le moteur doit être le sentiment de participer à des soins de qualité. Or aujourd’hui, ce qui est extrêmement frappant, c’est que les équipes n’ont pas le sentiment qu’elles sont dans des conditions qui leur permettent d’être fières ou du moins satisfaites des soins qu’elles donnent aux patients. Il y a une détresse des équipes à ce niveau-là. C.F. C’est une souffrance éthique. En France, on a de plus en plus de médecins, de personnel soignant, qui quittent l’hôpital public. La pandémie a-t-elle accéléré le phénomène? C.F. Il y a sans doute eu un renforcement de l’épuisement, mais le phénomène était déjà enclenché depuis un bon moment. Les services d’urgence et hospitaliers étaient en grève depuis des mois. R.W. Le grand danger, c’est de normaliser un monde dégradé. C.F. La normalisation du mode dégradé, nous y sommes déjà, et quantité de jeunes – qui avaient pour vocation la médecine – sont en train de se décourager ou tout simplement de quitter le système public. Comment imagineriez-vous l’hôpital idéal? C.F. L’hôpital idéal, je ne sais pas, mais il y a une expérience qu’il me plairait de tenter: celle de créer le premier grand service “géré” par des patients et nonpar des administratifs ou des médecins. R.W. C’est vrai que le patient est, objectivement, l’acteur le plus oublié. C.F. Le droit d’expérimentation est encore trop sous-utilisé alors qu’il permet d’élaborer et d’expérimenter des nouveaux usages et modes de vie, et de gouvernance. Justement, Cynthia Fleury, vous avez beaucoup écrit sur le fameux “monde d’après”. On y arrive? C.F. Ma réflexion était la suivante: si on reste dans le déni actuel, on viendra définitivement signer notre psychose collective (Renaud Witmeur rit). Pourtant, face à de telles effractions du réel, on aurait pu croire que le déni se calmerait. Mais tel n’est pas le cas, les individus continuent d’ajuster leur mode de vie sur le “dos” des plus vulnérables. C’est d’ailleurs un fonctionnement typique de l’être humain: tant qu’il peut ne pas modifier son confort de vie, il le fait. Ce n’est généralement qu’acculé ou subissant la catastrophe qu’il évolue. Vous êtes donc pessimiste… C.F. Je suis assez pessimiste sur l’autorégulation spontanée. Aujourd’hui, nul ne peut nier que nous avons tous les outils pour reconfigurer nos systèmes sociétaux et que nous ne le faisons délibérément pas. R.W. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je ne crois absolument pas à l’autorégulation spontanée. Mais je suis un optimiste de nature et je veux voir dans toute situation une opportunité pour demain. Dans mon métier actuel et finissant, lié à ce fonds d’investissement public, on a par exemple agi par rapport à ce modèle de mondialisation et au fait qu’il fallait rapatrier la production au niveau local. On a lancé une démarche innovante d’appels à projets et là, en Belgique, on est en train de créer toute une chaîne de production d’alimentation végétale. Le but, c’est de démontrer qu’il y a les grands discours théoriques qui sont bien sûr fondamentaux parce qu’ils structurent la réflexion, mais que tout le monde peut agir, dans la sphère publique en particulier, et que l’on n’est jamais aussi fort que lorsqu’on agit localement et à plusieurs. Moi, j’incite tout le monde à être acteur plutôt que de se plaindre que personne n’agisse. C.F. Moi, je ne me pose pas la question d’être optimiste ou pessimiste. Ça me parle peu en fait. Je suis plutôt réaliste et force est de reconnaître qu’il y a beaucoup de résistance au changement. Or, il y a des enjeux locaux où l’on peut déjà restaurer une puissance de faire… R.W. Exactement! Il faut agir là où l’on peut agir. Terminons sur une note plus légère, du moins en apparence. Vous avez un point commun, celui de vous lever très tôt, à 5 h du matin… C.F. Parfois même avant. Je n’ai pas de réveil. Je me réveille toute seule. R.W. Pareil! L’avantage de se lever tôt, il est multiple. C’est d’abord du temps où l’on est seul, ce qui n’arrive jamais entre la vie professionnelle et la vie familiale. Moi, j’ai ce besoin d’être seul et donc j’ai un petit rituel qui consiste à dévorer la presse. Je suis abonné à au moins cinq quotidiens et je prends en général une heure et demie à lire mes journaux belges, français et anglo-saxons. Ensuite, je regarde mes mails, je résorbe le retard et je prépare la journée qui vient. Et puis, vers 7 h, je vais courir pendant une heure. Je fais ça tous les jours, même le week-end, depuis 20 ou 30 ans… C.F. Je dis bravo! R.W. Mais je vais être honnête avec vous: je n’ai aucun plaisir à courir! En fait, le but, c’est de ne penser à rien, même si c’est quasiment impossible. Le plaisir, il vient après. Je me sens vraiment bien après avoir couru. C.F. Je comprends… R.W. Et puis, quand je rentre, c’est douche et petit-déjeuner dans une maison où tout le monde est déjà parti! A ce moment-là, on a un niveau de sérénité… ( sourire)! Et dans le métier que j’exerce, avec des sociétés en crise et la gestion d’équipes, j’ai atteint un niveau de calme qui me permet d’absorber les tensions des autres. Fondamentalement, quand on est chef d’équipe, je pense que l’on doit recevoir le stress des autres pour pouvoir justement les libérer de ce stress. C.F. C’est très précieux dans une équipe. Moi je fais du gainage tous les jours, matin et soir… R.W. C’est ça, la discipline! C.F. Comme vous, je n’ai pas un énorme besoin de sommeil. Et comme vous, j’ai un grand besoin de solitude et de silence. Quant au repos, j’ai besoin de le conscientiser. Autrement dit, il faut que je ressente le fait de me reposer, donc de ne pas dormir.