Jamais un ensemble de pays n’avait mené une aussi large guerre financière que la coalition actuelle contre la Russie. Au-delà du rouble, c’est toute l’économie russe que les missiles financiers envoyés depuis quelques jours font vaciller.
Gels des avoirs d’individus, de sociétés et de la banque centrale. Gel des transactions commerciales et financières. Arrêt des mécanismes d’échange de titres et des systèmes de communication, etc. La panoplie d’armes économiques déployée par l’Occident contre la Russie est inégalée dans l’histoire.
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Gels des avoirs d’individus, de sociétés et de la banque centrale. Gel des transactions commerciales et financières. Arrêt des mécanismes d’échange de titres et des systèmes de communication, etc. La panoplie d’armes économiques déployée par l’Occident contre la Russie est inégalée dans l’histoire. Certes, la Russie s’était préparée à des sanctions. Elle avait limité sa dépendance à l’égard du système financier occidental. Elle avait ainsi augmenté le montant de ses réserves en devises. Elle avait diminué la dépendance du financement de sa dette vis-à-vis de l’étranger. Et le fonds souverain russe avait aussi vendu en juillet dernier son portefeuille de titres américains, qui pesait plus de 40 milliards de dollars (voir graphiques ci-dessous). Mais le Kremlin n’avait sans doute pas envisagé de devoir affronter un ensemble de mesures aussi lourdes, venant d’une coalition aussi large, englobant le Japon, la Corée du Sud et même, fait unique, la Suisse, pourtant si attachée à sa neutralité. Des mesures qui, exception faite pour l’Iran et l’Afghanistan, n’avaient jamais été mises en oeuvre, et qui en tous cas n’ont jamais visé un pays aussi grand. Des mesures dont le but est clairement de saper en profondeur l’économie russe, qui vit essentiellement des recettes de l’exportation de ses matières premières. En précipitant le rouble au neuvième cercle de l’enfer et en coupant la Russie des capitaux et des marchés occidentaux, l’objectif est de rendre la vie impossible aux ménages et aux entreprises d’un pays dont le PIB est comparable à celui de l’Italie. “Le trésor de guerre de Poutine est déjà réduit à presque rien. Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe”, a déclaré mardi le ministre français de l’Economie, Bruno Le Maire, qui a promis “une guerre économique et financière totale”. Et à première vue, cette attaque financière a été efficace. Le rouble a chuté d’environ 50% face aux principales devises, obligeant la banque centrale russe à faire passer son taux directeur de 9,5 à 20%. Et pour avoir quelques devises à disposition, le pouvoir a obligé toutes les entreprises exportatrices, des plus petites aux plus grandes (telle Gazprom) à convertir en rouble les quatre cinquièmes de leurs réserves en devises. Et naturellement, aucun Russe ne peut désormais détenir de comptes à l’étranger. La Bourse de Moscou a fait la culbute avant de devoir fermer en début de semaine, frappant les oligarques au coeur de leur fortune. Après les premiers jours de guerre, les 100 premiers d’entre eux ont vu la valeur de leurs avoirs fondre de 120 milliards de dollars… et ce n’est pas fini. Signe de la colère oligarque, Oleg Deripaska, le fondateur du géant de l’aluminium Rusal, a appelé ce lundi son gouvernement à changer de politique économique. “C’est une vraie crise là, et il faut de vrais managers de crise “, a-t-il dit. Les sanctions ont aussi provoqué un début de panique bancaire, les Russes se ruant aux distributeurs pour retirer des billets et les échanger contre des dollars ou des euros dans les officines de change qui ont vite été à court de devises. La filiale européenne de la banque russe Sberbank, opérant en Autriche, Croatie et Slovénie, est la première banque, et sans doute pas la dernière, à vaciller. Mais quelles sont les armes utilisées par les Occidentaux dans cette première guerre mondiale financière? Pourquoi sont-elles parfois nouvelles, et pourquoi cette fois-ci, contrairement aux sanctions prises en 2014 lors de l’invasion de la Crimée, sont-elles efficaces? Une partie du conflit se joue sur notre territoire. Une des premières exhortations du président ukrainien a été, on s’en souvient, de demander de bannir les banques russes du système d’échange financier Swift. Pourquoi? Parce que “couper les banques (de Swift) les empêchera d’effectuer la plupart de leurs transactions financières dans le monde entier et bloquera efficacement les exportations et les importations russes”, a expliqué le week-end dernier la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en annonçant que finalement l’Europe, le Royaume-Uni, le Canada et les Etats-Unis (le Japon et la Corée du Sud suivront peu après) avaient décidé de couper du réseau Swift un certain nombre de banques russes. Swift est une coopérative bancaire, basée à La Hulpe et contrôlée par 11 banques centrales occidentales, avec la Banque nationale de Belgique comme superviseur principal. Le système gère tous les jours l’échange de 42 millions de messages financiers entre 11.000 banques dans 200 pays. Ces messages peuvent être des confirmations de commande, des confirmations de payement, des ordres de vente ou d’achat de titres, en Bourse ou hors Bourse, etc. Tous les jours, 300 institutions russes font passer par Swift environ 600.000 communications de ce type, permettant à la Russie d’exporter son gaz et ses matières premières et d’être payée pour cela. Environ 70% des messages financiers russes passent par la plateforme. Le reste passe par le système de messagerie locale MIR, qui est toutefois nettement moins efficient et par un embryon de messagerie internationale développé en Russie, SFPS, mais qui est bien incapable de prendre le relais de Swift aujourd’hui. Sans Swift, c’est comme si les banques russes revenaient un demi-siècle en arrière. Avec cette exclusion, “la Russie devra désormais se reposer pour ses transactions financières sur le fax et le téléphone”, observe un haut fonctionnaire de la Maison Blanche. Un tel bannissement ne s’était pratiquement jamais vu. Seul l’Iran en avait fait les frais en 2018, mais uniquement parce que Swift avait eu peur, sous l’administration Trump, de se retrouver sur la liste noire des banques continuant à commercer en dollars avec l’Iran. Cette mise au ban avait provoqué une chute d’environ 30% des échanges commerciaux du pays. La décision pour un grand pays comme la Russie dépendant de la vente à l’étranger de matières premières devrait donc avoir un impact important. Revers de la médaille, cela signifie aussi que nos importations de gaz, de pétrole, de métaux, de diamants russes seront extrêmement ralenties. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, très dépendants du gaz russe, ont longtemps hésité avant d’accepter de déclencher cette “arme nucléaire financière”. C’est aussi pour cette raison que certaines institutions russes échappent actuellement à l’exclusion. On peut supposer que les institutions russes épargnées sont celles qui financent l’exportation du gaz vers l’Europe de l’Ouest. Mais une autre mesure décidée ce week-end et confirmée en début de semaine fait aussi très mal: c’est le gel des avoirs. Ce gel ne concerne pas seulement ceux des individus directement impliqués dans le conflit. Pas seulement ceux des oligarques proches du pouvoir mais aussi – et c’est exceptionnel – ceux du chef de l’Etat lui-même (Vladimir Poutine), du fonds souverain du pays (le FSN), qui pèse environ 180 milliards de dollars, et surtout, de la banque centrale. “Elle dispose d’un trésor de guerre de 132 milliards de dollars en or et de 500 milliards de dollars en devises, explique Eric Dor, directeur de la recherche économique auprès de l’IESEG School of Management. Jusqu’ici, seule la banque centrale d’Afghanistan avait été l’objet d’un gel de ses avoirs, précise-t-il” Certes, dans ce trésor russe, tout ne peut pas être gelé: les réserves d’or de la banque centrale russe sont en Russie, les droits de tirage spéciaux du FMI peuvent difficilement être saisis. Et la Chine ne va pas geler les réserves russes libellées en yuan, qui pèsent l’équivalent de 77 milliards de dollars. Mais la banque centrale russe a 95 milliards de devises (dollars, euros, yens, livres sterling) en dépôts et 311 milliards de dollars de titres également en devises qui sont a priori destinés au congélateur, car l’architecture financière mondiale fait que ces dépôts et ces titres appartenant à la Russie se trouvent en fait “gardés” par des institutions financières occidentales. “Par exemple, les obligations d’Etat françaises détenues par la banque centrale russe se trouvent auprès d’Euroclear France, dépositaire central”, note Eric Dor. En débutant la guerre, Vladimir Poutine avait déclaré qu’avec une cassette aussi bien remplie, la Russie ne craignait personne. Mais avec le gel des avoirs russes, il se retrouve aujourd’hui comme un riche marchand à qui on aurait subtilisé la clé de son coffre-fort. Cette clé est en partie chez nous. Car la Belgique est une des places spécialisées dans le custody, la garde des titres. Nous avons chez nous deux grands dépositaires: Euroclear et Bank of New York Mellon. Des établissements très discrets, qui ne désirent pas commenter leur implication dans ces sanctions. Mais chez Euroclear, une porte-parole nous assure: “Nous prenons systématiquement les mesures appropriées pour appliquer toutes les sanctions pertinentes et pour nous assurer que les lois et règlements applicables sont mis en oeuvre de manière appropriée”. Plus encore: si le marchand avait gardé en poche quelques pièces d’or, elles ne lui serviraient pas à grand-chose car pratiquement plus personne ne les accepterait. En effet, vendre en Bourse ou hors Bourse des titres émis par une institution ou une entreprise russe, ou des titres libellés en rouble, va devenir très compliqué. Euroclear qui est aussi le spécialiste international du règlement livraison (l’institution s’assure dans une transaction que celui qui a vendu ses titres a bien reçu l’argent et que celui qui a acheté ces titres les a bien reçus) a déclaré lundi avoir “fermé le pont avec Clearstream Banking Luxembourg (son grand concurrent à Luxembourg) pour le règlement de tous les titres domestiques russes et de tous les titres libellés en roubles russes”. Ces titres russes sont devenus intouchables pour des grands investisseurs, comme le grand fonds souverain norvégien qui a décidé de se défaire, le temps venu, de ses actions de groupes russes comme Lukoil ou Gazprom, entre autres. Le fonds détient l’équivalent de 2,8 milliards d’actions russes. D’autres missiles financiers devraient suivre. A l’heure où nous écrivons ces lignes, certaines rumeurs laissaient entendre que Visa et Mastercard se préparaient aussi à bloquer leurs cartes pour les clients des banques russes, restreignant encore un peu plus les possibilités de paiement des citoyens et des sociétés russes. Sans plus de lien avec le système financier occidental, sans accès à ses réserves, le rouble devrait donc poursuivre sa descente aux enfers. Avant la guerre de Crimée de 2014, les Russes devaient dépenser 30 roubles pour acheter un dollar. Après, ils devaient payer 70 roubles. Et aujourd’hui, après l’invasion de l’Ukraine, le dollar vaut désormais 110 roubles. A ce prix, et avec le boycott des transports aérien et maritime, les produits importés de l’étranger vont se raréfier rapidement. Les taux d’intérêt devraient rester extrêmement élevés. La flambée des prix risque de devenir infernale pour le consommateur et l’entrepreneur russe. Bien sûr, il serait toujours théoriquement possible à la Russie de se tourner vers la Chine. Mais ce n’est pas si simple. L’économie chinoise est ouverte sur l’économie occidentale. Si, par exemple, les banques chinoises acceptaient d’acheter des obligations en dollars ou en euros détenues par des investisseurs russes, elles risqueraient de se faire rattraper par des sanctions en Europe ou aux Etats-Unis et d’avoir de graves problèmes. Souvenez-vous de la gigantesque amende de 8,9 milliards de dollars payée par BNP Paribas pour avoir violé l’embargo américain sur le Soudan. Avec une économie tournée vers ses clients occidentaux, le système financier chinois ne pourrait pas supporter d’être exclu de la zone dollar, de la zone sterling, de la zone euro… Ces sanctions sont donc terribles pour l’économie russe. Mais elles ne seront pas sans douleur pour nous. De grands groupes vont souffrir. Les géants du pétrole (BP, Shell) ont décidé de se retirer de Russie, ce qui va réduire leur capitalisation. D’autres groupes occidentaux, comme des constructeurs de voitures tels que Renault ou Volvo, vont s’interroger sur l’opportunité de rester dans le pays. La filière agricole très dépendante de la Russie et de l’Ukraine qui sont des fournisseurs indispensables de blé, de maïs, le tournesol, etc., sera profondément affectée, de même que l’industrie puisque la Russie produit plus de la moitié du titane mondial. Le consommateur européen sentira passer l’addition. Nous allons payer nos aliments, nos biens industriels et surtout notre énergie plus cher. L’Union européenne est dépendante à 40% du gaz russe. Le remplacer du jour au lendemain sera impossible.Mais cette guerre financière est aussi sans précédent. “Certains s’interrogent sur les fondements juridiques qui ont permis de geler les avoirs en devises de la banque centrale russe”, souligne Eric Dor. On peut en effet penser que désormais, les banques centrales hors du camp occidental (les institutions russes, chinoises, etc.) vont certainement reconsidérer leur politique de réserves en devises. Vont-elles encore garder du dollar, de l’euro, de la livre sterling dans leurs coffres? Et sinon, par quoi les remplacer? L’or? Les cryptodevises? “Nous pourrions assister, observe Eric Dor, à la réapparition de grands blocs économiques.”