L’économiste français remet certaines pendules à l’heure: la réduction du nombre d’entreprises en raison de la crise n’est pas nécessairement synonyme de moindre concurrence. Explications.
Professeur d’économie à Mines ParisTech, François Lévêque vient de publier un ouvrage sur les entreprises hyperpuissantes (*). Ce spécialiste de la concurrence souligne que l’impact du Covid sur le paysage économique n’est pas aisé à cerner: “Le virus gèle la concurrence ici (les magasins, restaurants et cinémas sont tous fermés), l’exacerbe là (entre les grandes entreprises de la pharmacie) et n’a pas d’effet ailleurs”. Et il insiste sur le fait que réduire le nombre d’entreprises ne réduit pas forcément la concurrence.
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Professeur d’économie à Mines ParisTech, François Lévêque vient de publier un ouvrage sur les entreprises hyperpuissantes (*). Ce spécialiste de la concurrence souligne que l’impact du Covid sur le paysage économique n’est pas aisé à cerner: “Le virus gèle la concurrence ici (les magasins, restaurants et cinémas sont tous fermés), l’exacerbe là (entre les grandes entreprises de la pharmacie) et n’a pas d’effet ailleurs”. Et il insiste sur le fait que réduire le nombre d’entreprises ne réduit pas forcément la concurrence. TRENDS-TENDANCES. Pourtant, on pourrait penser que l’épidémie, en faisant disparaître nombre de petites entreprises, réduira la concurrence?FRANCOIS LEVÊQUE . Ce n’est pas aussi simple. Il existe des entreprises “zombies” aidées ou protégées qui ne sont pas efficaces et la crise du Covid devrait en éliminer une partie. En outre, certaines petites entreprises qui ne sont pas nécessairement inefficaces risquent de disparaître en raison de problèmes de trésorerie, malgré les aides des pouvoirs publics. On peut donc s’attendre à davantage de concentration. Toutefois, il n’y a pas de loi économique selon laquelle une augmentation de la concentration implique une diminution de la concurrence. Tout simplement parce que, en dehors de marchés restreints et spécifiques, ce lien n’est pas mesurable. Comment cela?Intuitivement, les non-spécialistes pensent que moins il y a d’entreprises, plus la concurrence s’affaiblit. Mais ce n’est pas nécessairement vrai: prenez le secteur de la construction aéronautique sur lequel règnent Airbus et Boeing. Ils ne sont plus que deux mais ils se livrent une concurrence féroce. Je fais partie des économistes qui pensent que la concentration est plutôt le résultat de la concurrence: quand une entreprise parvient à produire à meilleur coût ou propose un meilleur produit, elle augmente ses parts de marché et la concentration augmente. Mais l’étude du FMI dit que le pouvoir de marché des entreprises augmente?Quand un économiste parle de pouvoir de marché ou de pouvoir de monopole, il veut dire que le prix divisé par le coût marginal augmente. Autrement dit, il y a un écart croissant entre le prix et le coût marginal. Et c’est vrai: tant aux Etats-Unis qu’en Europe, depuis 30 ou 40 ans, toutes industries confondues, cet écart augmente, et il augmente particulièrement pour les entreprises du haut du tableau, les “superstars”. Mais on n’en connaît pas exactement la raison. Cette augmentation peut refléter une concurrence amoindrie tout comme elle peut traduire le fait que l’économie s’oriente de plus en plus vers une économie de coûts fixes. Les entreprises du numérique dépensent beaucoup en recherche et développement, mais quand leur produit est développé, vendre une licence supplémentaire n’entraîne pour elles aucun coût marginal, contrairement aux constructeurs automobiles, par exemple. Et pourquoi les superstars creusent-elles l’écart vis-à-vis des autres entreprises?Par la conjonction de la technologie et de la globalisation. Il y a toujours eu des entreprises qui performaient mieux. Toutefois, ce qui est nouveau, c’est que l’écart entre les grandes entreprises qui réussissent le mieux et les autres s’accroît, et pas seulement sur le plan des profits. L’entreprise superstar engrange des gains de productivité plus rapides, elle investit davantage en recherche et développement, elle paie un salaire moyen plus élevé, elle s’étend davantage à l’international… Dans un monde globalisé, si vous êtes le meilleur dans votre pays, le monde est ouvert. Et si vous êtes le meilleur, c’est souvent parce que vous avez développé une technologie, quel que soit votre secteur d’activité. Si l’entreprise japonaise YKK possède la moitié du marché mondial des fermetures éclairs, c’est parce qu’elle fabrique à la fois les machines et le produit. En fabriquant vos propres machines, vous n’êtes pas obligé de les vendre à vos concurrents. L’entreprise suédoise d’emballage Tetra Pak est un exemple analogue. YKK et Tetra Pak sont ce que vous appelez des Géants. Mais vous décrivez aussi un autre type de superstars, les Titans. Qui sont-ils?Il s’agit des plateformes numériques globales, les Gafa. Ces entreprises se distinguent des Géants parce qu’elles bénéficient de l’effet de réseau (l’utilité de leur produit augmente avec le nombre d’utilisateurs), possèdent un grand nombre de données sur leurs clients (Amazon connaît mieux les préférences de ses clients en matière d’ameublement que Ikea) et ont une position hyper-dominante. The winner takes all. Et puis, de façon plus anecdotique, les fondateurs de ces firmes sont assoiffés de pouvoir: ils veulent coloniser Mars, ils recherchent l’immortalité. Dans la mythologie grecque, les Titans sont des êtres immortels. Mais la croissance continue de ces Titans et de ces Géants pourrait se ralentir, voire s’arrêter. Pourquoi?Un peu partout, le marché se démondialise. On assiste à une recrudescence du nationalisme technologique, à la stagnation de la croissance du commerce international… Et les grands Etats, comme les Etats-Unis et la Chine, sont en train de reprendre la main sur les entreprises hyperpuissantes. On le voit notamment aujourd’hui avec le projet de taxation des entreprises aux Etats-Unis et le redémarrage des négociations au sein de l’OCDE. Il y a une prise de conscience politique du fait que les très grands sont devenus trop grands. Prenons le cas des Etats-Unis: le très grand a été favorable aux consommateurs et les Etats-Unis ont besoin de leurs Titans dans le conflit qui les opposent à la Chine. Mais le pays s’inquiète aussi sur le plan intérieur de la place prise par ses plateformes numériques sur les données, sur la concurrence, sur la démocratie et sur les inégalités. Cette reprise en main s’observe en Chine également. Oui. Alibaba vient de se voir imposer une gigantesque amende par les autorités antitrusts. Car si les autorités chinoises sont très contentes d’avoir des entreprises hyperpuissantes dans le cadre de leur stratégie géopolitique et pour disposer d’une grande quantité de données et de possibilités de contrôle sur leurs citoyens, le parti communiste chinois voit aussi ces entreprises superstars et leurs dirigeants comme des rivaux. Quel sera l’avenir?Les spécialistes de la géopolitique élaborent deux scénarios extrêmes: celui d’une guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis, à laquelle l’Europe assisterait en retrait. Ou une alliance entre les Etats-Unis et l’Europe face à la menace chinoise. Dans mon livre, je rajoute un troisième scénario, qui constitue un beau défi à relever: que l’Europe devienne une grande puissance souveraine vertueuse. D’un nouveau type donc: ni coloniale, bien sûr, comme par le passé, ni militaire et mercantiliste comme les Etats-Unis et la Chine d’aujourd’hui. Pour y prétendre, l’Europe doit nécessairement conserver ses Géants et se doter de Titans car il n’y a pas de souveraineté sans puissance technologique, industrielle et économique.