Fabien Pinckaers est l’ICT Personality of the Year 2021 de Data News. Le fondateur et CEO d’Odoo, depuis peu une licorne belge, entend décharger les collaborateurs du travail superflu et permet ainsi à son entreprise d’atteindre une croissance inégalée, associant dans la foulée la communauté open source.
Vous avez commencé à l’âge de 13 ans en écrivant un logiciel pour les Transports Verts. Comment avez-vous fait à cet âge pour déployer un logiciel professionnel?
Fabien Pinckaers: L’homme qui m’a demandé cette mission était un ami de mon père qui avait besoin d’une solution pour gérer ses contacts, factures et autres opérations. J’ai répondu que je pouvais le faire et c’est ainsi que tout a commencé.
Vous saviez déjà programmer à l’époque?
Pinckaers: Je l’avais appris par moi-même en m’aidant de divers ouvrages.
De nombreux jeunes développeurs conçoivent des jeux ou des outils à usage personnel. Qu’est-ce qui vous a poussé vers les logiciels d’entreprise?
Pinckaers: Oh, mais j’ai aussi écrit des jeux vidéo. Mais j’avais besoin de tels outils pour moi-même. Je voulais gérer ma comptabilité et ma facturation. Or il n’existait rien de tel sur le mar- ché open source. Je l’ai ensuite vendu à quelques clients.
Par la suite, vous avez eu une société de T-shirts et vous êtes désormais à la tête d’une entreprise de 1.700 personnes. Etes-vous plutôt un technophile ou un entrepreneur?
Pinckaers: Je donne la priorité à la technologie et ensuite à l’entreprenariat, mais les deux sont indissociables. J’aime développer, mais j’apprécie de lire des ouvrages sur la gestion ou des sujets dans la ligne de ce que nous faisons chez Odoo: l’usabilité, le mode de pensée des utilisateurs, etc.
Avez-vous des favoris?
Pinckaers: C’est très diversifié, mais par exemple ‘Never Split The Difference’ (Chris Voss) ou ‘The Art of Strategy’ (Avinash K. Dixit et Barry J.Nalebuff), ou plus récemment ‘Nos Amis Les Français (112 Gripes about the French). C’est un livre que les soldats américains recevaient en France après la Seconde Guerre mondiale étant donné qu’il y avait pas mal de tensions entre les Français et les soldats US et c’est amusant parce que l’ouvrage explique de manière très factuelle pourquoi les Français sont comme ils sont.
Odoo est une technologie open source. Etait-ce un choix idéologique, ou plutôt pratique ou encore stratégique?
Pinckaers: Au départ, c’était une option idéologique. Je l’ai toujours voulu ainsi, mais il a fallu 10 ans pour comprendre le modèle commercial de l’open source. Trouver l’équilibre financier a été périlleux parce que nous ne trouvions pas de bon modèle dans l’open source. Mais nous avons fini par le trouver voici 5 ans, ce qui nous a permis de continuer dans l’open source et de devenir rentable.
Qu’est-ce qui a changé voici 5 ans?
Pinckaers: A l’époque, nous avons lancé une ‘service company’. Nous avons contacté nos clients pour leur proposer les fonctions qu’ils souhaitaient, ce que nous avons fait jusqu’en 2010. A ce moment-là, notre logiciel renfermait de nombreuses fonctionnalités, des fonctionnalités très riches, et nous avions beaucoup de clients, mais c’était complexe. Très puissant, mais aussi très laid.
Sur cette base, nous avons évolué vers un éditeur de logiciels. L’idée était que nous ne proposerions plus des services nous-mêmes, mais allions mettre sur pied un réseau mondial de partenaires qui assureraient la vente, tandis que nous prendrions en charge la maintenance et le support. Cela nous a permis de grandir quelque peu, mais le modèle n’était pas bon. Car une fois que tout fonctionnait bien pour un client, celui-ci n’avait plus de raison de payer pour la maintenance. Après 2 à 3 ans, nous avons ainsi à nouveau perdu des clients et j’ai compris qu’il était temps de changer une nouvelle fois de modèle commercial.
C’est ainsi que nous avons encore changé de modèle voici 5 ans et décidé que l’open source total n’était pas une option parce qu’il limitait trop fortement les perspectives de vente. Dès lors, nous gardons 80% de nos fonctionnalités en open source et les 20% restants pas, et donc nous les vendons. Nous avons ainsi deux produits, l’un open source et l’autre pas, mais le deuxième est basé sur le pre- mier.
Odoo propose 30.000 applis, soit sensiblement plus que de grands acteurs comme Salesforce qui n’en a ‘que’ 6.000.
Pinckaers: Nous sommes en effet la plus grande boutique d’applis professionnelles.
Est-ce grâce au modèle open source?
Pinckaers: Certainement, mais il ne faut pas nous considérer comme une société de 1.700 personnes. Autour de nous gravitent 5.000 partenaires qui vendent des services via Odoo. A cela s’ajoutent des partenaires non officiels puisque, comme nous sommes open source, n’importe qui peut utiliser nos logiciels. En d’autres termes, quelque 52.000 personnes travaillent pour des partenaires qui se consacrent pleinement aux logiciels d’Odoo.
Par ailleurs, il faut compter plus de 30.000 personnes faisant partie de la communauté avec laquelle nous sommes en contact, et qui par exemple traduisent ou développent d’autres modules. L’écosystème total recense près de 90.000 personnes qui conçoivent de très nombreuses choses, et notamment des milliers d’applis qui se trouvent dans notre propre boutique d’applis.
Votre focus a toujours été les PME. Qu’est-ce qui fait le succès d’Odoo sur ce marché?
Pinckaers: Ce que nous proposons, c’est un logiciel totalement intégré qui convient aussi parfaitement aux PME. Aujourd’hui, une telle solution n’existe pas. Ainsi, vous pouvez vous adresser aux éditeurs ERP qui font tout, mais qui sont complexes, démesurés, très coûteux et nécessitent 3 ans d’implémentation.
A l’autre extrémité, on a des acteurs comme Winbooks pour la comptabilité, Mailchimp, etc., qui sont bons, mais ne font qu’une seule chose. Ce qui n’existe pas, c’est un produit qui répond à l’ensemble des besoins d’une entreprise, tout en restant simple et d’un coût abordable. C’est précisément ce que nous offrons. SAP et Microsoft ont essayé durant des années, mais sans grand succès.
Le fait que vous avez commencé comme petite entreprise vous a-t-il aidé?
Pinckaers: Cela a certainement joué un rôle. Je ne pense pas qu’il soit dans l’ADN de SAP de collaborer avec de petites entreprises. Mais notre succès s’explique par notre focus permanent sur le produit et ce, année après année. De nombreuses entreprises perdent ce focus, surtout lorsqu’elles sont en croissance. Or nous avons toujours insisté sur cet aspect. Si l’on s’y tient durant 15 ans, cela finit par payer.
Continuerez-vous à vous focaliser sur les PME?
Pinckaers: C’est notre force, même si nous regardons ces deux dernières années le marché des entreprises et le mid-market. Les choses évoluent bien, encore que cela ne représente que 15 à 20% de notre activité.
La croissance n’a jamais été un problème. Nous enregistrons une croissance moyenne de 63% par an, mais le problème se situait autrefois dans la monétisation. Notre chiffre d’affaires augmentait, mais nos coûts également. Aujourd’hui, notre croissance est moins forte que par le passé. Or une croissance de 60% lorsque l’on est 10 employés ou 1.000, le problème est d’un tout autre ordre de grandeur.
Désormais, vous dirigez 1.700 personnes. Ce n’est donc plus une PME…
Pinckaers: La moitié de nos collaborateurs a moins d’un an d’expérience dans l’entreprise.
Votre mode de management a-t-il changé?
Pinckaers: Nous avons conservé la même culture d’entreprise. C’était évidemment chouette lorsque nous étions 20, mais nous savions que les choses seraient différentes avec 1.000 collaborateurs. Nous disions la même chose lorsque nous étions 500. Entre-temps, nous sommes donc 1.700, mais conservons toujours cette même culture de la proximité. Il y a peu de barrières, mais nous sommes très stricts dans notre approche de la culture. Nous remettons à chaque employé un ouvrage qui décrit la culture d’Odoo et nous ne recrutons pas de cadre.
Il n’y a donc pas de cadres chez Odoo?
Pinckaers: Certes, mais la seule manière de devenir cadre est d’être le meilleur d’une équipe. Cela permet de conserver la culture d’entreprise. Un cadre ne peut pas être un ‘people manager’, cela ne sert à rien. Pour moi, les ‘team leaders’ doivent être au service de leur équipe. Ils les encadrent, les forment. Ils doivent donc être meilleurs que l’équipe pour assumer cette mission.
Nous essayons aussi d’éviter toute administration inutile. Si quelqu’un veut prendre congé, il a évidemment droit à un certain nombre de jours, mais il doit se concerter avec ses collègues, après quoi il ne doit plus introduire de demande dans le cadre d’un processus spécifique.
Odoo paie ses développeurs débutants 10.000 ? par mois. Comment faites-vous pour les conserver à long terme?
Pinckaers: A mes yeux, trois éléments sont importants: l’autonomie, à savoir les laisser décider et réfléchir ; la responsabilisation afin de leur permettre d’apprendre ; et l’évolution. Si vous leur donnez les trois, ils ont une bonne raison de rester dans l’entreprise. Avant même leur entrée en fonction, nous leur envoyons également trois ouvrages. Mais même de jeunes collaborateurs se voient rapidement confier des projets d’envergure, ce qui leur permet d’apprendre rapidement et d’évoluer, ce qui les incite donc à rester.
Mais il faut voir cela dans son ensemble. Je ne pense pas que l’on atteindrait le même résultat avec deux de ces éléments seulement.
Ce même principe s’applique-t-il à l’international?
Pinckaers: La culture y est assez similaire pour les mêmes raisons. Toutes nos filiales à l’étranger sont fondées par les meilleurs de leur équipe en Belgique. Ceux-ci conservent donc la culture et nous ne recherchons pas non plus des cadres à l’extérieur. Nous sélectionnons cependant des profils expérimentés, mais pas pour ces positions où tout le monde commence en bas.
La crise du coronavirus a-t-elle eu un impact sur l’entreprise ou sur sa culture?
Pinckaers: Elle n’a pas eu de grand impact car nous avons de bons logiciels! Certes, nous nous sommes moins vus physiquement, notamment pour prendre un bon verre. Mais nous nous entretenons par Discord, ce qui nous a aidé considérablement car nous pouvions ainsi continuer à dialoguer ensemble.
Cet été, Odoo a atteint, certes surtout grâce à un changement d’actionnariat, une valorisation de plus de 1 milliard $. Etes-vous toujours à terme en quête de fonds ou une entrée en Bourse est-elle à l’agenda?
Pinckaers: Non. Nous n’avons pas besoin d’argent et j’espère éviter une entrée en Bourse. Nous préférons que les choses restent le plus simple possible, ce qui nécessite d’être une entreprise privée sans trop de restrictions. Nous voulons pouvoir exécuter rapidement, ce qui est difficile lorsque l’on est en Bourse. En outre, le cash n’est pas un frein.
Quelle est votre position vis-à-vis d’éven- tuels rachats? Sont-ils envisagés?
Pinckaers: Non, à ce niveau également, nous sommes plutôt réticents, ne serait-ce que pour ne pas dénaturer la culture d’entreprise. Le risque est de se retrouver rapidement avec trop de cadres moyens, des personnes qui veulent faire les choses à leur manière et qui viennent d’une autre culture. C’est très difficile de les intégrer et plus on le fait, plus la culture est diluée.
Vous avez commencé dans une chambre d’étudiant et dirigez à présent une multinationale particulièrement dynamique. Comment avez-vous ressenti toute cette évolution?
Pinckaers: Je me réjouis que notre activité nous permette de dialoguer avec de nombreuses entreprises et d’apprendre la manière dont celles-ci gèrent leurs activités. Nous apprenons énormément des milliers de sociétés avec lesquelles nous collaborons.
L’aviez-vous pressenti?
Pinckaers: Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, mais j’ai toujours cru en ce que nous faisions.
Est-il devenu plus facile ou plus difficile de diriger l’entreprise ces 15 dernières années?
Pinckaers: (hésitant) Plus facile, quoique… C’est devenu très différent. Je ne peux non plus dire que c’était mieux ou pas. Au début, je développais beaucoup moi-même et j’y prenais goût, mais c’était aussi une charge parce qu’à l’époque, je devais tout faire. Aujourd’hui, je ne développe pratiquement plus, mais je ne dois pas non plus veiller au moindre détail. Je peux donc me concentrer davantage sur le produit. Dans l’ensemble, je suis aussi heureux qu’autrefois.
Que faites-vous en dehors d’Odoo?
Pinckaers: Je pense à Odoo. Pour moi, c’est extrêmement passionnant et à la maison également, je parle d’Odoo ou de l’entreprise de mon épouse. Je ne suis pas non plus le genre de personne à prendre beaucoup de vacances. Ma femme vient de rentrer de vacances, mais je m’ennuie très vite. Quelques jours sont parfois nécessaires, mais je veux redevenir rapidement productif.
Songez-vous parfois à d’autres aventures entreprenariales? A lancer quelque chose de nouveau?
Pinckaers: Non. Je ne veux pas perdre de vue mon objectif. C’est pourquoi je ne siège pas dans d’autres conseils d’administration, clubs ou réseaux d’entrepreneurs. L’entreprise exige tout mon temps.
Vous travaillez beaucoup?
Pinckaers: Autrefois, je travaillais énormément. Durant 7 ans, je n’ai pas pris un seul jour de congé et je travaillais 13 h par jour, 7 jours sur 7. Aujourd’hui, je continue à travailler dur, mais cela reste plus raisonnable.
Comment voyez-vous évoluer votre entreprise? Odoo doit-elle encore franchir des étapes importantes?
Pinckaers: Je pense que nous sommes sur la bonne voie pour faire de notre logiciel de gestion intégrée pour PME un véritable succès. Nous sommes encore petits, nous ne desservons actuellement que 0,1% du marché, mais nous avons prouvé que le produit fonctionne, ce qui est déjà un succès en soi. L’étape suivante consistera à séduire les moyennes et les grandes entreprises. Nous avons commencé voici deux ans, mais cela demande du temps.
Par ailleurs, nous nous intéressons aux logiciels pour entreprises comptables, pour la construction de sites Web et pour l’e-commerce. De grands acteurs comme WordPress y détiennent plus de 60% du marché, mais deviennent obsolètes. Par ailleurs, on voit apparaître de nouveaux acteurs comme Wix, Weebly, Shopify, etc. avec des fonctions modernes, mais pas en open source. Nous voulons combiner ces deux éléments, toujours en open source donc, mais plus moderne et plus performant que la concurrence. Dans ce domaine, nous avons encore un rôle à jouer.
Vous avez commencé à l’âge de 13 ans en écrivant un logiciel pour les Transports Verts. Comment avez-vous fait à cet âge pour déployer un logiciel professionnel? Fabien Pinckaers: L’homme qui m’a demandé cette mission était un ami de mon père qui avait besoin d’une solution pour gérer ses contacts, factures et autres opérations. J’ai répondu que je pouvais le faire et c’est ainsi que tout a commencé. Vous saviez déjà programmer à l’époque? Pinckaers: Je l’avais appris par moi-même en m’aidant de divers ouvrages. De nombreux jeunes développeurs conçoivent des jeux ou des outils à usage personnel. Qu’est-ce qui vous a poussé vers les logiciels d’entreprise? Pinckaers: Oh, mais j’ai aussi écrit des jeux vidéo. Mais j’avais besoin de tels outils pour moi-même. Je voulais gérer ma comptabilité et ma facturation. Or il n’existait rien de tel sur le mar- ché open source. Je l’ai ensuite vendu à quelques clients. Par la suite, vous avez eu une société de T-shirts et vous êtes désormais à la tête d’une entreprise de 1.700 personnes. Etes-vous plutôt un technophile ou un entrepreneur? Pinckaers: Je donne la priorité à la technologie et ensuite à l’entreprenariat, mais les deux sont indissociables. J’aime développer, mais j’apprécie de lire des ouvrages sur la gestion ou des sujets dans la ligne de ce que nous faisons chez Odoo: l’usabilité, le mode de pensée des utilisateurs, etc. Avez-vous des favoris? Pinckaers: C’est très diversifié, mais par exemple ‘Never Split The Difference’ (Chris Voss) ou ‘The Art of Strategy’ (Avinash K. Dixit et Barry J.Nalebuff), ou plus récemment ‘Nos Amis Les Français (112 Gripes about the French). C’est un livre que les soldats américains recevaient en France après la Seconde Guerre mondiale étant donné qu’il y avait pas mal de tensions entre les Français et les soldats US et c’est amusant parce que l’ouvrage explique de manière très factuelle pourquoi les Français sont comme ils sont. Odoo est une technologie open source. Etait-ce un choix idéologique, ou plutôt pratique ou encore stratégique? Pinckaers: Au départ, c’était une option idéologique. Je l’ai toujours voulu ainsi, mais il a fallu 10 ans pour comprendre le modèle commercial de l’open source. Trouver l’équilibre financier a été périlleux parce que nous ne trouvions pas de bon modèle dans l’open source. Mais nous avons fini par le trouver voici 5 ans, ce qui nous a permis de continuer dans l’open source et de devenir rentable. Qu’est-ce qui a changé voici 5 ans? Pinckaers: A l’époque, nous avons lancé une ‘service company’. Nous avons contacté nos clients pour leur proposer les fonctions qu’ils souhaitaient, ce que nous avons fait jusqu’en 2010. A ce moment-là, notre logiciel renfermait de nombreuses fonctionnalités, des fonctionnalités très riches, et nous avions beaucoup de clients, mais c’était complexe. Très puissant, mais aussi très laid. Sur cette base, nous avons évolué vers un éditeur de logiciels. L’idée était que nous ne proposerions plus des services nous-mêmes, mais allions mettre sur pied un réseau mondial de partenaires qui assureraient la vente, tandis que nous prendrions en charge la maintenance et le support. Cela nous a permis de grandir quelque peu, mais le modèle n’était pas bon. Car une fois que tout fonctionnait bien pour un client, celui-ci n’avait plus de raison de payer pour la maintenance. Après 2 à 3 ans, nous avons ainsi à nouveau perdu des clients et j’ai compris qu’il était temps de changer une nouvelle fois de modèle commercial. C’est ainsi que nous avons encore changé de modèle voici 5 ans et décidé que l’open source total n’était pas une option parce qu’il limitait trop fortement les perspectives de vente. Dès lors, nous gardons 80% de nos fonctionnalités en open source et les 20% restants pas, et donc nous les vendons. Nous avons ainsi deux produits, l’un open source et l’autre pas, mais le deuxième est basé sur le pre- mier. Odoo propose 30.000 applis, soit sensiblement plus que de grands acteurs comme Salesforce qui n’en a ‘que’ 6.000. Pinckaers: Nous sommes en effet la plus grande boutique d’applis professionnelles. Est-ce grâce au modèle open source? Pinckaers: Certainement, mais il ne faut pas nous considérer comme une société de 1.700 personnes. Autour de nous gravitent 5.000 partenaires qui vendent des services via Odoo. A cela s’ajoutent des partenaires non officiels puisque, comme nous sommes open source, n’importe qui peut utiliser nos logiciels. En d’autres termes, quelque 52.000 personnes travaillent pour des partenaires qui se consacrent pleinement aux logiciels d’Odoo. Par ailleurs, il faut compter plus de 30.000 personnes faisant partie de la communauté avec laquelle nous sommes en contact, et qui par exemple traduisent ou développent d’autres modules. L’écosystème total recense près de 90.000 personnes qui conçoivent de très nombreuses choses, et notamment des milliers d’applis qui se trouvent dans notre propre boutique d’applis. Votre focus a toujours été les PME. Qu’est-ce qui fait le succès d’Odoo sur ce marché? Pinckaers: Ce que nous proposons, c’est un logiciel totalement intégré qui convient aussi parfaitement aux PME. Aujourd’hui, une telle solution n’existe pas. Ainsi, vous pouvez vous adresser aux éditeurs ERP qui font tout, mais qui sont complexes, démesurés, très coûteux et nécessitent 3 ans d’implémentation. A l’autre extrémité, on a des acteurs comme Winbooks pour la comptabilité, Mailchimp, etc., qui sont bons, mais ne font qu’une seule chose. Ce qui n’existe pas, c’est un produit qui répond à l’ensemble des besoins d’une entreprise, tout en restant simple et d’un coût abordable. C’est précisément ce que nous offrons. SAP et Microsoft ont essayé durant des années, mais sans grand succès. Le fait que vous avez commencé comme petite entreprise vous a-t-il aidé? Pinckaers: Cela a certainement joué un rôle. Je ne pense pas qu’il soit dans l’ADN de SAP de collaborer avec de petites entreprises. Mais notre succès s’explique par notre focus permanent sur le produit et ce, année après année. De nombreuses entreprises perdent ce focus, surtout lorsqu’elles sont en croissance. Or nous avons toujours insisté sur cet aspect. Si l’on s’y tient durant 15 ans, cela finit par payer. Continuerez-vous à vous focaliser sur les PME? Pinckaers: C’est notre force, même si nous regardons ces deux dernières années le marché des entreprises et le mid-market. Les choses évoluent bien, encore que cela ne représente que 15 à 20% de notre activité. La croissance n’a jamais été un problème. Nous enregistrons une croissance moyenne de 63% par an, mais le problème se situait autrefois dans la monétisation. Notre chiffre d’affaires augmentait, mais nos coûts également. Aujourd’hui, notre croissance est moins forte que par le passé. Or une croissance de 60% lorsque l’on est 10 employés ou 1.000, le problème est d’un tout autre ordre de grandeur. Désormais, vous dirigez 1.700 personnes. Ce n’est donc plus une PME… Pinckaers: La moitié de nos collaborateurs a moins d’un an d’expérience dans l’entreprise. Votre mode de management a-t-il changé? Pinckaers: Nous avons conservé la même culture d’entreprise. C’était évidemment chouette lorsque nous étions 20, mais nous savions que les choses seraient différentes avec 1.000 collaborateurs. Nous disions la même chose lorsque nous étions 500. Entre-temps, nous sommes donc 1.700, mais conservons toujours cette même culture de la proximité. Il y a peu de barrières, mais nous sommes très stricts dans notre approche de la culture. Nous remettons à chaque employé un ouvrage qui décrit la culture d’Odoo et nous ne recrutons pas de cadre. Il n’y a donc pas de cadres chez Odoo? Pinckaers: Certes, mais la seule manière de devenir cadre est d’être le meilleur d’une équipe. Cela permet de conserver la culture d’entreprise. Un cadre ne peut pas être un ‘people manager’, cela ne sert à rien. Pour moi, les ‘team leaders’ doivent être au service de leur équipe. Ils les encadrent, les forment. Ils doivent donc être meilleurs que l’équipe pour assumer cette mission. Nous essayons aussi d’éviter toute administration inutile. Si quelqu’un veut prendre congé, il a évidemment droit à un certain nombre de jours, mais il doit se concerter avec ses collègues, après quoi il ne doit plus introduire de demande dans le cadre d’un processus spécifique. Odoo paie ses développeurs débutants 10.000 ? par mois. Comment faites-vous pour les conserver à long terme? Pinckaers: A mes yeux, trois éléments sont importants: l’autonomie, à savoir les laisser décider et réfléchir ; la responsabilisation afin de leur permettre d’apprendre ; et l’évolution. Si vous leur donnez les trois, ils ont une bonne raison de rester dans l’entreprise. Avant même leur entrée en fonction, nous leur envoyons également trois ouvrages. Mais même de jeunes collaborateurs se voient rapidement confier des projets d’envergure, ce qui leur permet d’apprendre rapidement et d’évoluer, ce qui les incite donc à rester. Mais il faut voir cela dans son ensemble. Je ne pense pas que l’on atteindrait le même résultat avec deux de ces éléments seulement. Ce même principe s’applique-t-il à l’international? Pinckaers: La culture y est assez similaire pour les mêmes raisons. Toutes nos filiales à l’étranger sont fondées par les meilleurs de leur équipe en Belgique. Ceux-ci conservent donc la culture et nous ne recherchons pas non plus des cadres à l’extérieur. Nous sélectionnons cependant des profils expérimentés, mais pas pour ces positions où tout le monde commence en bas. La crise du coronavirus a-t-elle eu un impact sur l’entreprise ou sur sa culture? Pinckaers: Elle n’a pas eu de grand impact car nous avons de bons logiciels! Certes, nous nous sommes moins vus physiquement, notamment pour prendre un bon verre. Mais nous nous entretenons par Discord, ce qui nous a aidé considérablement car nous pouvions ainsi continuer à dialoguer ensemble. Cet été, Odoo a atteint, certes surtout grâce à un changement d’actionnariat, une valorisation de plus de 1 milliard $. Etes-vous toujours à terme en quête de fonds ou une entrée en Bourse est-elle à l’agenda? Pinckaers: Non. Nous n’avons pas besoin d’argent et j’espère éviter une entrée en Bourse. Nous préférons que les choses restent le plus simple possible, ce qui nécessite d’être une entreprise privée sans trop de restrictions. Nous voulons pouvoir exécuter rapidement, ce qui est difficile lorsque l’on est en Bourse. En outre, le cash n’est pas un frein. Quelle est votre position vis-à-vis d’éven- tuels rachats? Sont-ils envisagés? Pinckaers: Non, à ce niveau également, nous sommes plutôt réticents, ne serait-ce que pour ne pas dénaturer la culture d’entreprise. Le risque est de se retrouver rapidement avec trop de cadres moyens, des personnes qui veulent faire les choses à leur manière et qui viennent d’une autre culture. C’est très difficile de les intégrer et plus on le fait, plus la culture est diluée. Vous avez commencé dans une chambre d’étudiant et dirigez à présent une multinationale particulièrement dynamique. Comment avez-vous ressenti toute cette évolution? Pinckaers: Je me réjouis que notre activité nous permette de dialoguer avec de nombreuses entreprises et d’apprendre la manière dont celles-ci gèrent leurs activités. Nous apprenons énormément des milliers de sociétés avec lesquelles nous collaborons. L’aviez-vous pressenti? Pinckaers: Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, mais j’ai toujours cru en ce que nous faisions. Est-il devenu plus facile ou plus difficile de diriger l’entreprise ces 15 dernières années? Pinckaers: (hésitant) Plus facile, quoique… C’est devenu très différent. Je ne peux non plus dire que c’était mieux ou pas. Au début, je développais beaucoup moi-même et j’y prenais goût, mais c’était aussi une charge parce qu’à l’époque, je devais tout faire. Aujourd’hui, je ne développe pratiquement plus, mais je ne dois pas non plus veiller au moindre détail. Je peux donc me concentrer davantage sur le produit. Dans l’ensemble, je suis aussi heureux qu’autrefois. Que faites-vous en dehors d’Odoo? Pinckaers: Je pense à Odoo. Pour moi, c’est extrêmement passionnant et à la maison également, je parle d’Odoo ou de l’entreprise de mon épouse. Je ne suis pas non plus le genre de personne à prendre beaucoup de vacances. Ma femme vient de rentrer de vacances, mais je m’ennuie très vite. Quelques jours sont parfois nécessaires, mais je veux redevenir rapidement productif. Songez-vous parfois à d’autres aventures entreprenariales? A lancer quelque chose de nouveau? Pinckaers: Non. Je ne veux pas perdre de vue mon objectif. C’est pourquoi je ne siège pas dans d’autres conseils d’administration, clubs ou réseaux d’entrepreneurs. L’entreprise exige tout mon temps. Vous travaillez beaucoup? Pinckaers: Autrefois, je travaillais énormément. Durant 7 ans, je n’ai pas pris un seul jour de congé et je travaillais 13 h par jour, 7 jours sur 7. Aujourd’hui, je continue à travailler dur, mais cela reste plus raisonnable. Comment voyez-vous évoluer votre entreprise? Odoo doit-elle encore franchir des étapes importantes? Pinckaers: Je pense que nous sommes sur la bonne voie pour faire de notre logiciel de gestion intégrée pour PME un véritable succès. Nous sommes encore petits, nous ne desservons actuellement que 0,1% du marché, mais nous avons prouvé que le produit fonctionne, ce qui est déjà un succès en soi. L’étape suivante consistera à séduire les moyennes et les grandes entreprises. Nous avons commencé voici deux ans, mais cela demande du temps. Par ailleurs, nous nous intéressons aux logiciels pour entreprises comptables, pour la construction de sites Web et pour l’e-commerce. De grands acteurs comme WordPress y détiennent plus de 60% du marché, mais deviennent obsolètes. Par ailleurs, on voit apparaître de nouveaux acteurs comme Wix, Weebly, Shopify, etc. avec des fonctions modernes, mais pas en open source. Nous voulons combiner ces deux éléments, toujours en open source donc, mais plus moderne et plus performant que la concurrence. Dans ce domaine, nous avons encore un rôle à jouer.