Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD 11.11.11 souligne combien notre résistance face à l’agression russe en Ukraine peut aussi passer par des gestes du quotidien. La société européenne doit se réveiller.
Arnaud Zacharie est secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), docteur en sciences politiques et sociales, spécialiste de la mondialisation et auteur de nombreux livres à ce sujet. Il évoque pour Trends Tendances les résistances possibles face à l’agression russe de l’Ukraine et les tournants vertigineux que la crise peut induire – positifs ou négatifs.
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Arnaud Zacharie est secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), docteur en sciences politiques et sociales, spécialiste de la mondialisation et auteur de nombreux livres à ce sujet. Il évoque pour Trends Tendances les résistances possibles face à l’agression russe de l’Ukraine et les tournants vertigineux que la crise peut induire – positifs ou négatifs.Sommes-nous arrivés dans ce conflit ukrainien à un moment clé où nous devrons payer économiquement le prix de notre résistance ?Cette question-là se pose, évidemment. Ces sanctions occidentales sont très fortes, surtout celles qui touchent la Banque centrale de Russie – davantage que Swift ou les sanctions contre les oligarques, qui sont plus symboliques. L’inévitable effet boomerang sera payé par les pays européens parce que la dépendance stratégique de l’Union européenne crève les yeux. Au plus haut niveau, tout le monde a bien compris que notre énergie et notre alimentation dépendant trop fortement de régimes que l’on savait déjà dictatoriaux. On a libéralisé le marché du gaz à l’échelle européenne, sans adopter de règles imposant des stocks stratégiques pour prévenir d’éventuelles crises. La crise est là, et elle n’est pas débuté avec la guerre parce que la dernière année, il y a eu 25% de baisse des importations de gaz russe, avec des prix qui s’envolaient déjà dangereusement. Là, on est parti dans des records jamais vu.On parle désormais d’un embargo sur le gaz et le pétrole: les Européens sont divisés…Oui, parce que cela touche au portefeuille des gens – personne ne peut se passer d’énergie- et à celui des entreprises parce l’énergie est un facteur crucial de production. Cela touche en outre à la transition énergétique qui est le grand enjeu du siècle.Mais selon vous, faut-il décider d’un embargo européen sur les énergies russes ?L’Europe est au balcon. Les Etats-Unis viennent de le décider, mais ils sont dans un fauteuil parce que cela ne leur coûte rien. Des hauts prix de l’énergie, c’est une bénédiction pour eux puisqu’ils sont exportateurs de pétrole et que l’on aura besoin de gaz de schiste pour combler les manques. Le prix de l’énergie ne flambe pas du tout là-bas. Il faut comprendre qu’un même événement a des conséquences différentes en fonction des politiques publiques et des dépendances existantes. Non seulement nous n’avons pas la main dans le bras de fer Poutine – Biden qui se joue, mais nous ne l’avons pas non plus dans les conséquences des sanctions fortes et la volonté de se passer du gaz russe.Nous ne pouvons nous priver du gaz russe que progressivement. Tout dépend de la durée de la guerre. Nous avons encore des stocks, mais très limités. Même chose pour les céréales, alors que la Russie et l’Ukraine exportent 30% du blé dans le monde. Si la guerre dure six mois, il y aura des gros problèmes de production, des stocks inexistants et une facture encore plus élevée alors que nous sommes déjà passés de 20 à 300 euros le MWh de gaz – ce qui est déjà une augmentation démentielle. Cela s’explique par la situation géopolitique, la guerre, mais aussi la naïveté européenne qui est sans filets contrairement à ses voisins qui ont été très attentifs à leur autonomie stratégique.Faut-il mener un vrai travail sur cette autonomie stratégique en Europe ?C’est clair. On se rend compte que l’on a besoin d’éléments stratégiques. C’est comme ça que l’Europe est devenue riche ! Puis, elle s’est coulée dans la mondialisation néolibérale en abandonnant des leviers en se disant que l’on vivait dans un monde de bisounours, en quelque sorte. Que ce soit en matière de transition énergétique, de souveraineté alimentaire ou de défense européenne, nous avons abandonné trop de leviers.Mon espoir, c’est que ce double choc de la pandémie – qui n’est pas forcément finie… – et de la guerre en Ukraine, provoque une crise de conscience généralisée qui devienne hégémonique. Ces questions de la transition énergétique vers le 100% renouvelable, de la défense européenne, de la souveraineté alimentaire ou de la relocalisation d’industries stratégiques doivent devenir évidentes que l’on soit de gauche, de droite ou du centre. J’espère que cette période sera salvatrice pour l’Union européenne qui passera à l’âge adulte. Maintenant, on peut aussi avoir une autre grille de lecture avec une crise sociale terrible provoquée par cette explosion des prix de l’énergie, de l’alimentation et du logement – des produits de première nécessité dont personne ne peut se passer, alors que l’on sort à peine d’une pandémie qui a fragilisé beaucoup de monde. On a eu des gilets jaunes pour moins que ça… Cela peut aussi induire une révolution sociale.Le “quoi qu’il en coûte”, pour reprendre le terme d’Emmanuel Macron a ses limites ?De toute façon, je crois qu’on est complètement sortie des sentiers battus. Tout économiste honnête reconnaître que l’on entre dans des zones inconnues. Personne ne peut dire avec assurance comment cela va se passer. Ce risque de crise sociale pourrait alimenter les discours démagogiques et national-populistes qui existaient déjà avant, avec l’apparition de régimes autoritaires…C’est sans doute le pari de Poutine…C’est une possibilité quand on voit le contexte dans lequel on est.Nous sommes dans ce que l’on appelle “l’incertitude radicale”. Que ce soit en économie ou en politique, par définition, nous ne sommes sûrs de rien. Tout ce que l’on peut faire, c’est tirer toutes les leçons que l’on doit tirer. Le pire serait de faire la politique de l’autruche ou se limiter à de grandes phrases, comme on en a eu au début de la pandémie sur les relocalisations. Après, il faut le faire ! On veut créer l’Airbus des batteries électriques, c’est super, mais il faut le mettre en oeuvre et ce n’est pas rien parce que nous avons beaucoup de retard par rapport aux Asiatiques.Ce sont des tournants majeurs qui impliquent de mobiliser toutes les forces, et pas seulement les politiques.Mobiliser toutes les forces et être conscient que cela va nous coûter ?Dans la crise actuelle, on sait que si on veut être indépendant du gaz russe rapidement, il va falloir certes accélérer les énergies renouvelables, importer davantage de gaz liquéfié, mais il faudra aussi renforcer la coopération. Certains pays sont très dépendants de la Russie, d’autres moins : si c’est chacun pour soi, on n’y arrivera pas, il faut que les pays en excédent puissent redistribuer vers ceux qui en ont besoin. On a besoin d’une coopération internationale et européenne à laquelle on n’a pas été habitué par le passé. Là encore, c’est une opportunité pour renforcer la solidarité, mais cela peut aussi être un cuisant échec : rappelons-nous l’épisode des masques et tout ce qui a suivi avec le ‘chacun pour soi’ et ses résultats catastrophiques.Les populations devront aussi accepter le coût : l’élan de solidarité actuel avec l’Ukraine résistera-t-il quand la facture sera là ?Exactement. Quand on parle de “quoi qu’il en coût”, il faut savoir que l’argent ne tombe pas des arbres. Nous avons besoin d’un nouveau Pacte social basé sur la justice fiscale. Dans le cadre de la transition énergétique, il y aura des pertes d’emploi dans certains secteurs et des créations dans d’autres : il faut que l’Etat soit là pour accompagner les personnes, les indemnise, les forme… avec des dépenses publiques supplémentaires, qui plus est dans des sociétés vieillissantes.Il faut oser dire les choses et en tirer les conséquences. Au niveau énergétique, nous devrons être plus efficaces pour réduire notre demande de l’ordre de 10-15%. Cela signifie qu’il faudra réduire son thermostat d’un ou deux degré ou réduire sa vitesse en voiture. La population peut comprendre ça. Il faut un appel au civisme par rapport à une situation dramatique, qui s’explique par une guerre et une invasion scandaleuse de la part d’un régime autoritaire. Les démocraties peuvent communiquer en ce sens aux populations.La résistance, au fond, passe aussi par des gestes du quotidien ?Exact.Un tel discours vérité corrigerait certains biais de la gestion de la crise Covid où, dans la première phase surtout, les politiques parlaient aux populations comme à des enfants alors qu’eux-mêmes étaient dans une incertitude radicale et ne maîtrisaient pas tout. Il faut oser parler franchement aux populations et leur dire que l’on a besoin de la mobilisation générale et de la solidarité, évidemment pour l’accueil des réfugiés ukrainiens, mais aussi pour se rendre plus indépendant à court terme.Nous devons rapidement recréer une société qui était fragmentée par le confinement ou le télétravail obligatoire.Le gouvernement fédéral annonce un paquet “énergie” le 18 mars : il pourrait annoncer une aide supplémentaire et lancer un tel appel au civisme ?C’est tout à fait ça. Et ce n’est pas grand-chose dans un contexte de guerre auquel nous ne sommes plus habitués. Nos grands-parents ont dû s’adapter à des choses autrement plus graves. Les phénomènes mondiaux impliquent que l’on adapte nos comportements : on l’a vu avec la pandémie, on le voit avec cette guerre et on le verra avec les catastrophes climatiques qui arriveront. C’est un nouveau mode de vie en société qui s’impose à nous et que l’on doit apprendre à gérer.C’est le cas pour les populations, mais aussi pour les responsables politiques qui doivent parler plus franchement aux citoyens et ne pas hésiter à dire qu’ils sont eux-mêmes dans une situation d’incertitude radicale : tout le monde comprend bien qu’il y a une dépendance énorme au gaz russe et qu’au-delà du fait de trouver des boucs émissaires, il faut passer à l’âge adulte, s’adapter en comprenant que l’on vit dans un monde instable et dangereux.La première réponse à avoir, c’est la solidarité.Des entreprises boycottent la Russie, des mouvements appellent à boycotter celles qui ne le font pas: ne risque-t-on pas, comme avec les sanctions, de toucher avant tout la population russe qui pourrait s’appauvrir et se retrancher derrière son leader?La société russe était déjà précarisée, l’économie russe n’était déjà pas en grande forme depuis plusieurs années, mais là, ce sera – et c’est déjà – terrible pour la population. L’espoir des sanctions, c’est que cela entraîne une perte de confiance à l’égard de Poutine, mais les situations de guerre peuvent aussi ressouder les liens. On voit comment la propagande russe fait vibrer la corde nationaliste. C’est effectivement une arme à double tranchant.En outre, ces sanctions sont en train de pousser définitivement la Russie dans les mains de la Chine. Nous assistons à une accélération du basculement du monde. Rendons-nous compte qu’aux Nations unies se sont abstenus la Chine, mais aussi l’Inde, l’Afrique du sud et des grands pays émergents comme le Bangladesh ou la moitié des pays africains: ce n’est pas rien! En terme de population mondiale, la moitié n’a pas voté pour la résolution occidentale condamnant l’agression russe. Attention au biais selon lequel toute la communauté internationale est derrière les Occidentaux: ce n’est pas le cas et la Chine prend des parts dans les entreprises énergétiques russes, va importer davantage d’énergie et de céréales russes. Quand on couple ça à la guerre technologique entre la Chine et les Etats-Unis, on est en train de recréer une bipolarité dans l’ordre mondial.Quand c’est bloc contre bloc, il y a des risques de générer des conflits d’envergure mondiale. Nous assistons à des bouleversements très rapides, qui touchent à des aspects fondamentaux de la planète, de l’ordre mondial et de la stratégie des Etats.Vladimir Poutine veut-il mettre l’Europe à genoux?C’est le risque. Cela pose vraiment la question de la place de l’Union européenne dans cetet dislocation des relations internationales alors qu’elle même éprouve déjà des diffcultés à parler d’une seule voix. Cette question-là est cruciale.Les sanctions doivent forcer à une solution politique. Il faut maintenir un dialogue. Parce que si cette crise dure, non seulement les répercussions économiques et sociales peuvent être terribles, mais cela peut aussi complètement déraper dans cette bipolarité qui est en train de se créer. Rappelons-nous quand même que déjà la guerre des Trente ans au 17e siècle était issue d’une révolte des Bohémiens, la Première guerre mondiale est issue de l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo dont personne n’avait jamais entendu parler et la Seconde guerre mondiale est venue de la frustration de l’Allemagne et de l’invasion de l’Autriche et de la Pologne. Les guerers mondiales débutent toujours aux périphéries.