Début septembre, l’entreprise suisse Climeworks a inauguré en Islande la plus grosse installation au monde de captage du CO2 dans l’air ambiant. Présentée comme une solution pour les émissions des secteurs difficiles à décarboner, cette technologie peine à trouver un modèle économique lui permettant d’avoir un impact sur le réchauffement climatique. Elle suscite aussi l’hostilité des écologistes.
A une vingtaine de kilomètres à l’est de Reykjavik, sur le site de la centrale géothermique d’Hellisheiði, de larges volutes de vapeur s’échappent d’une terre noire recouverte de mousse verte. Grâce à sa proximité avec le volcan Hengill, le sous-sol regorge d’un fluide chaud pompé à plus de 2.000 mètres de profondeur. Cette source d’énergie très peu carbonée est utilisée pour chauffer les résidences de la capitale islandaise. Mais, depuis le 8 septembre 2021, la vapeur sert aussi à faire fonctionner la plus grosse installation de capture de CO2 dans l’air ambiant au monde, surnommée Orca. Avec une dilution de 0,04% dans l’atmosphère, la récupération du principal coupable du réchauffement climatique a longtemps été considérée comme trop complexe, coûteuse et énergivore. Mais notre incapacité globale à respecter les objectifs de baisse des émissions pour contenir la hausse des températures à 1,5 °C d’ici la fin du siècle crée un regain d’intérêt pour plusieurs méthodes de retrait du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, dont la capture directe dans l’air (DAC).
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A une vingtaine de kilomètres à l’est de Reykjavik, sur le site de la centrale géothermique d’Hellisheiði, de larges volutes de vapeur s’échappent d’une terre noire recouverte de mousse verte. Grâce à sa proximité avec le volcan Hengill, le sous-sol regorge d’un fluide chaud pompé à plus de 2.000 mètres de profondeur. Cette source d’énergie très peu carbonée est utilisée pour chauffer les résidences de la capitale islandaise. Mais, depuis le 8 septembre 2021, la vapeur sert aussi à faire fonctionner la plus grosse installation de capture de CO2 dans l’air ambiant au monde, surnommée Orca. Avec une dilution de 0,04% dans l’atmosphère, la récupération du principal coupable du réchauffement climatique a longtemps été considérée comme trop complexe, coûteuse et énergivore. Mais notre incapacité globale à respecter les objectifs de baisse des émissions pour contenir la hausse des températures à 1,5 °C d’ici la fin du siècle crée un regain d’intérêt pour plusieurs méthodes de retrait du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, dont la capture directe dans l’air (DAC). Si certaines organisations écologistes dénoncent un alibi pour prolonger des activités polluantes, leur nécessité est évoquée dans plusieurs scénarios du Giec et de l’Agence internationale de l’énergie pour capturer les émissions des secteurs difficiles à décarboner, comme la production d’acier et de ciment, l’aviation et l’agriculture, mais aussi pour réduire le stock de CO2 accumulé dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle. Après avoir enfilé un gilet jaune sur son pardessus noir, Jan Wurzbacher montre fièrement aux invités venus pour l’inauguration une installation d’une froideur quasi brutaliste, tranchant avec le spectacle des moutons paissant plus loin. Sur une surface de 2.000 m2 à l’écart du coeur de la centrale, quatre structures rectangulaires de la forme d’un conteneur ont été assemblées sur des pieds bétonnés. Chacune contient 12 boîtes dans lesquelles ont été insérés deux ventilateurs. “Ils aspirent l’air et le CO2 est piégé dans des filtres qui fonctionnent comme des éponges, en se gorgeant du gaz”, explique le cofondateur et co-PDG de Climeworks, l’entreprise suisse qui a créé ce dispositif. Le trentenaire, qui a fondé cette société avec un autre ancien élève de l’Ecole polytechnique de Zurich en 2009, pointe deux tuyaux menant à une salle renfermant une machinerie complexe. Toutes les deux heures, le premier amène la chaleur vers les filtres saturés de CO2 pour qu’ils libèrent ce gaz inodore – une étape consommant 80% de l’énergie de l’opération, le reste servant à faire tourner les ventilateurs. Dans l’autre sens, le CO2 est acheminé dans des réservoirs puis compressé. “Quand Orca retire une tonne de CO2 de l’atmosphère, 0,1 tonne seulement est réémise à travers la création de cette installation, son opération et son démantèlement”, assure Jan Wurzbacher, qui indique avoir réduit de moitié la quantité de métaux utilisée par rapport aux précédents modèles. Le plus gros site jusqu’à la naissance d’Orca, situé dans la bourgade suisse d’Hinwill, utilise lui aussi de l’énergie peu carbonée, en récupérant la chaleur d’une déchetterie. Mais le CO2 capturé est ensuite revendu à une serre pour améliorer ses rendements agricoles et à une filiale de Coca-Cola produisant de l’eau gazeuse… ce qui relargue au final le gaz dans l’atmosphère. La grande innovation d’Orca est la deuxième étape: le CO2, une fois mélangé à de l’eau, parcourt trois kilomètres dans un pipeline puis est injecté dans des formations basaltiques, composées d’un magma refroidi riche en magnésium, en calcium et en fer. En moins de deux ans, ces éléments se minéralisent avec le dioxyde de carbone dans les nombreuses cavités de cette roche poreuse à 2.200 mètres de profondeur. Le gaz est ainsi piégé pour des milliers d’années sous la forme de petits points blancs, assure Sandra Osk Snaebjörnsdottir, l’une des dirigeantes de CarbFix, en ouvrant une boîte bleue contenant huit exemples de carbonates où les traces du CO2 sont visibles. L’opération est réalisée par cette entreprise islandaise pionnière dans ce domaine, à l’exception d’une expérience menée par le département de l’Energie américain dans l’Etat de Washington en 2013. “Nous imitons et accélérons un processus qui se déroule déjà dans la nature depuis des millions d’années”, explique Edda Aradottir, la PDG de CarbFix, en référence au rôle de puits de carbone rempli par certaines formations rocheuses. Depuis 2014, cette filiale de l’énergéticien Reykjavik Energy, née d’un projet de recherche entre l’université de la capitale islandaise, Columbia University et le Centre national de la recherche scientifique, enfouit déjà un tiers des émissions de CO2 de la centrale géothermique, qui émet tout de même 36.000 tonnes de dioxyde de carbone par an. Une expérience qui lui a permis d’observer une minéralisation rapide, une absence de fuite, de dégradation de la sismicité ou de contamination des eaux de source. Un savoir-faire qu’elle compte déployer sur d’autres centrales géothermiques en Islande, dont les roches abritent un potentiel de stockage gigantesque… mais aussi dans d’autres pays, car 5% des terres de la planète sont composées de basalte. D’autres roches comme les péridotites minéralisent également le CO2. A Oman, la start-up 44.01 veut ainsi exploiter le potentiel d’une chaîne de 350 km de long. En août, elle a levé 5 millions de dollars et noué un partenariat avec Climeworks, avec qui elle partage certains investisseurs, comme Breakthrough Energy, le fonds d’investissement de Bill Gates. Pourquoi créer des procédés si complexes au lieu de simplement planter des arbres capturant le CO2 par photosynthèse? La reforestation et l’afforestation ont l’avantage de coûter moins cher et de ne pas utiliser d’énergie, en plus de préserver la biodiversité. Mais les forêts n’offrent pas toujours une séquestration durable car la décomposition des arbres dégage du CO2 et la fréquence des incendies augmente avec le changement climatique. A grande échelle, ces techniques peuvent aussi menacer les terrains agricoles car elles nécessitent une surface en moyenne 500 fois plus grande que la capture directe dans l’air pour la même quantité de dioxyde de carbone capturé, selon les estimations de Lionel Dubois. “Il ne faut pas opposer l’un à l’autre, c’est complémentaire”, soutient ce coordinateur de recherche en capture et conversion du CO2 à l’université de Mons. Pour que la capture directe dans l’air ait un impact sur le changement climatique, il faudrait cependant construire des milliers d’installations comme Orca. Car ses 96 ventilateurs ne sont capables de capturer que 4.000 tonnes de CO2 par an, l’équivalent des émissions de 363 Français, pour un coût de 10 à 15 millions d’euros! “Nous discutons déjà d’un passage à une échelle 10 fois plus grande dans deux à trois ans”, se défend Jan Wurzbacher… Mais ce sont des milliards de tonnes qui devront être retirées de l’atmosphère chaque année à partir de 2050, avec des estimations variant de 1,5 à 10 gigatonnes selon les organisations. L’Agence internationale mise sur 7,4 milliards de tonnes par an, dont un septième par la capture directe dans l’air. Climeworks estime que ce travail devra être réalisé par une dizaine d’entreprises et espère en voir émerger de nouvelles via le Carbon Xprize, un concours lancé par Elon Musk, le patron de Tesla et SpaceX, avec 100 millions de dollars à la clé. Aujourd’hui, trois sociétés, toutes fondées à la fin de la décennie 2000, se partagent le terrain. Au-delà de l’américain Global Thermostat, qui connaît des difficultés avec une PDG décriée, le plus gros concurrent de Climeworks est Carbon Engineering, un groupe canadien fondé par David Keith, un professeur de physique à Harvard. Après la création d’un site pilote en Colombie-Britannique capturant 300 tonnes de CO2 par an, il prévoit de commercialiser une installation d’une capacité d’un million de tonnes dans le bassin permien aux Etats-Unis en 2025. Une échelle davantage adaptée au défi, mais basée sur l’absorption du CO2 par un solvant chimique, ce qui nécessite une calcination à 900 °C pour extraire le CO2 et le régénérer… obligeant l’entreprise à utiliser du gaz. Climeworks, qui n’a besoin que d’une chaleur de 100 °C, promet, elle, de ne recourir qu’à des énergies renouvelables. Mais ne vaudrait-il pas mieux les utiliser pour faire baisser directement les émissions, plutôt que pour les retirer une fois produites? “Nous n’entravons pas le développement des renouvelables mais catalysons leur développement, rétorque Christoph Gebald, le cofondateur et co-PDG qui se charge de la partie “business”. Le problème avec les renouvelables aujourd’hui, c’est qu’il y a des moments où il y a trop d’énergie dans le réseau, et vous ne pouvez pas la vendre.” Des développeurs de fermes de panneaux solaires intéressés par ce débouché, comme Nexwell Power en Espagne, étaient d’ailleurs présents à l’inauguration. Mais l’intermittence de ce type d’énergie pose problème: “L’installation coûte cher, donc nous voulons l’utiliser autant d’heures que possible. Cela ne veut pas dire que le solaire et l’éolien ne sont pas des bonnes options, mais il faut avoir une solution de stockage, donc c’est plus d’investissements en infrastructure”, admet Jan Wurzbacher. C’est là le principal dilemme: comment financer ces installations? Carbon Engineering n’a pas choisi le plus grand champ pétrolier des Etats-Unis par hasard. Il compte vendre le CO2 aux sociétés pétrolières pour qu’elles l’injectent dans leurs puits. Ce gaz facilite en effet l’extraction de l’or noir en réduisant sa viscosité. Démarrée en 1972 au Texas, cette technique connue sous le nom d’ enhanced oil recovery représente déjà 80% des débouchés du CO2 capturé auprès de sources industrielles, comme les cimenteries, les centrales à charbon ou à gaz… tuant du même coup l’intérêt écologique du procédé. “Pour déployer la capture directe dans l’air à échelle suffisante, il faut créer des sources de revenus et faire baisser les coûts. La réalité, c’est que le monde est en transition, et que pendant cette période, nous allons utiliser des énergies fossiles. La façon de le faire avec le moins d’impact sur le climat, c’est avec du CO2 qui vient de l’atmosphère”, justifie Amy Ruddock, la vice-présidente Europe de l’entreprise, qui compte Occidental Petroleum et Chevron parmi ses actionnaires. Une stratégie rejetée par Climeworks: “Il y a de bonnes raisons d’être suspicieux quant à l’engagement de l’industrie du pétrole et du gaz dans ce domaine, avec l’idée de continuer à faire ce qu’elles font aujourd’hui”, alerte Jan Wurzbacher. La société préfère miser sur la vente du retrait et du stockage durable de tonnes de CO2. Une centaine de sociétés voulant atteindre la neutralité carbone, comme la plateforme de paiements Stripe, Microsoft, Audi et The Economist, sont clientes, ainsi que 8.500 particuliers souhaitant compenser leur propre empreinte, comme Bill Gates. “Ce n’est plus possible d’externaliser sa pollution vers les pays en développement, qui doivent eux-mêmes réduire leurs émissions. Il faut désormais équilibrer les émissions positives avec des émissions négatives chaque année”, défend Mischa Repmann, spécialiste environnement du réassureur Swiss Re, première entreprise à avoir signé un engagement sur dix ans avec Climeworks, pour un montant de 10 millions de dollars, en août. La capture du CO2 dans l’air ne fait cependant pas encore le poids face à l’achat de droits à polluer sur le marché du carbone, où la tonne a beaucoup augmenté ces derniers mois pour atteindre 60 euros, mais reste loin des 700 à 1.100 euros demandés par Climeworks. “A la fin de cette décennie, nous voulons atteindre 200 à 300 dollars par tonne et 100 à 200 dans la suivante”, explique Christoph Gebald, qui prédit une courbe de coûts descendante similaire à celle des panneaux solaires et des batteries électriques… si la société bénéficie du même type de subventions publiques. Pour convaincre les gouvernements, plusieurs lobbys se sont constitués, dont la Negative Emissions Platform à Bruxelles et une branche au sein du Bipartisan Policy Center, un influent think tank à Washington. Alors que la Commission européenne étudie le sujet, les Etats-Unis ont déjà adopté un régime fiscal favorable, avec un crédit d’impôt fédéral de 35 dollars la tonne de CO2 réinjectée dans un puits pétrolier et 50 dollars pour celle séquestrée. Depuis 2019, une installation de capture directe dans l’air est également éligible à un crédit d’impôt d’environ 200 dollars. Le projet de loi infrastructures proposé par Joe Biden comprend, lui, 8 milliards de dollars d’investissements dans la capture du CO2, son stockage et son transport, dont près de la moitié pour la création de quatre hubs captant au moins 1 million de tonnes dans l’air par an. S’il est adopté par le Congrès, il permettra aussi au ministère de l’Intérieur d’autoriser des projets de stockage offshore. Les compagnies pétrolières et gazières sont à la manoeuvre, espérant se recycler dans ce nouveau secteur en prolongeant leurs infrastructures existantes – platesformes de forage, réservoirs vides… Climeworks a ainsi passé un partenariat avec Northern Lights, un consortium rassemblant la compagnie pétrolière nationale norvégienne Equinor, le français Total et l’anglo-néerlandais Shell pour créer un gigantesque site de stockage du CO2 à 2.600 mètres sous le fond de la mer de Norvège (stockant 1,5 million de tonnes à partir de 2024, 5 millions en 2030). “L’industrie du pétrole et du gaz a un savoir-faire de grande valeur qu’il serait stupide de ne pas utiliser, avec plus de 150 ans de connaissances accumulées sur le forage ou la modélisation géologique. Nous devons faire presque la même chose mais dans la direction opposée: forer des trous dans le sol et y mettre du CO2”, défend Jan Wurzbacher. Plus que le CO2 issu de la capture directe dans l’air, un marché encore tout petit, ce stockage vise surtout le gaz capturé directement à la sortie d’usines d’acier et de ciment, où il est plus concentré, mais aussi de centrales électriques, au gaz, voire au charbon… apportant de l’eau au moulin des écologistes qui voient dans ces solutions une manière de retarder la transition énergétique ou la réforme de nos modes de consommation. Cette activité nécessitera aussi tout un réseau de pipelines et de bateaux pour transporter le CO2, avec des émissions supplémentaires à la clé et le risque d’une avalanche de litiges causés par la traversée de nombreux terrains privés, a mis en garde la Cour des comptes européenne. Pas de quoi décourager CarbFix, qui développe lui aussi un hub portuaire au sud de Reykjavik, où le CO2 d’installations industrielles sera transporté et minéralisé dans la roche basaltique environnante. “Nous ne voulons pas que notre technologie serve à ‘greenwasher’ quoi que ce soit, mais dans certains cas, notre technique peut être utilisée pour les émissions des centrales électriques. Dans les parties du monde moins développées, c’est compréhensible qu’il faille plus de temps pour sortir des énergies fossiles”, défend Edda Aradottir. Anaïs Moutot (“Les Echos” du 6 octobre 2021)