L’attaque russe et la riposte occidentale vont induire des frictions économiques durables. Hausse des prix de l’énergie et croissance en berne: la stagflation est le scénario prévisible. Attention au pouvoir d’achat et aux emplois.
Derrière la guerre menée par les Russes en Ukraine, les sanctions économiques et les livraisons d’armes des Occidentaux en représailles, un nouveau monde se dessine à une vitesse vertigineuse sous nos yeux. Les impacts seront massifs sur notre vie quotidienne et notre économie. A court terme, une poursuite de l’explosion des prix de l’énergie et une inflation importante seront au rendez-vous de l’Union européenne. Mais à moyen terme, l’ensemble de notre environnement économique et géopolitique risque d’être secoué: croissance proche de zéro et stagflation, priorités budgétaires revisitées, globalisation freinée, réveil européen, etc.
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Derrière la guerre menée par les Russes en Ukraine, les sanctions économiques et les livraisons d’armes des Occidentaux en représailles, un nouveau monde se dessine à une vitesse vertigineuse sous nos yeux. Les impacts seront massifs sur notre vie quotidienne et notre économie. A court terme, une poursuite de l’explosion des prix de l’énergie et une inflation importante seront au rendez-vous de l’Union européenne. Mais à moyen terme, l’ensemble de notre environnement économique et géopolitique risque d’être secoué: croissance proche de zéro et stagflation, priorités budgétaires revisitées, globalisation freinée, réveil européen, etc. Tous les experts que nous avons contactés soulignent la brutalité du changement à attendre, dans le prolongement cette guerre qui s’ajoute aux crises sanitaires et climatiques. Et sans encore en connaître le dénouement. “Même si demain, il devait y avoir un traité de paix, il n’en resterait pas moins que ce conflit en Ukraine va induire une incertitude durable, souligne Bertrand Candelon, professeur à la Louvain School of Management de l’UCLouvain. Nous devons apprendre à vivre dans un monde traversé de crises multiples. Nous sommes passés d’une économie d’épidémie à une économie de guerre, le tout avec, en toile de fond, une transition indispensable qui est comparable à une révolution industrielle. Cela commence à faire beaucoup.” “C’est un game changer absolu, prolonge Bruno Colmant, professeur à l’ULB. En quelques jours, on crée des ruptures et des frictions que l’on va mettre des années et des années à apaiser. Très concrètement, le principal risque économique dans nos pays, c’est la stagflation.” Cette combinaison d’une croissance faible avec une inflation haute va générer une pression maximale sur l’économie et l’emploi. Dans leurs analyses, les économistes renvoient aux années 1970-80, quand la crise pétrolière avait malmené fortement nos pays, avec une longue convalescence à la clé. Mais face aux défis de taille auxquels nous faisons face, ils évoquent aussi d’autres périodes plus sombres, quand les tensions internationales ont mis le monde au bord du gouffre. “A court terme, l’impact de cette guerre entre la Russie et l’Ukraine sera majeur sur le coût de l’énergie et l’inflation”, poursuit l’économiste Bertrand Candelon. Le monde va faire face à un double choc: gazier et pétrolier. Traduction: l’explosion de la facture à laquelle on assiste depuis l’automne va se poursuivre. Son impact sur l’inflation est déterminant: les records de janvier et février, avec un niveau à hauteur de 8% qui renvoie aux records des années 1980, sont dus à l’énergie. Si un “prix vérité” serait, dans l’absolu, souhaitable pour induire des changements de comportements et lutter contre le réchauffement de la planète, il survient dans un contexte chaotique et alors que la transition énergétique est loin d’être aboutie. Adel El Gammal, professeur à l’ULB, spécialiste de la gépolitique de l’énergie, estime que l’on doit s’attendre à “un coût très élevé de façon durable, voire définitive”, lié à notre dépendance au gaz russe mais aussi au retard dans les investissements liés à la transition énergétique. “Quarante pour cent de la consommation européenne de gaz provient de Russie, c’est gigantesque et cela ne peut être remplacé du jour au lendemain par du gaz naturel liquéfié (GNL), d’autant que ce circuit fonctionne déjà à flux tendu, explique-t-il. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a dit à plusieurs reprises que l’Europe était sécurisée pour la suite de l’hiver, mais s’il y avait une rupture de cet approvisionnement, cela provoquerait un problème majeur dans la durée. Par ailleurs, on a tendance à oublier aussi que la Russie génère 10% de la production mondiale de pétrole.” Le professeur de l’ULB ne croit pas à une Russie coupant le robinet du gaz du jour au lendemain, pour une durée indéfinie, en se tournant vers d’autres acheteurs, notamment chinois. “La Russie ne peut a priori pas se passer durablement de cette énorme source de revenus, complète Adel El Gammal. L’énergie fossile (gaz et pétrole) représente environ un tiers de l’économie russe et l’Europe paye 70% de ses exportations. Il est impossible pour la Russie, en tout cas pour le gaz, de trouver du jour au lendemain d’autres acheteurs, faute d’infrastructures suffisantes. Il se pourrait donc que l’on assiste à des scénarios intermédiaires.” Dans le cadre d’une stratégie de tensions, l’énergie reste une arme potentielle. “La Russie n’a pas dénoncé à ce jour ses contrats à long terme mais elle pourrait réduire son approvisionnement ponctuel, souligne le spécialiste de l’énergie. Cela a déjà été le cas ces derniers mois. D’ailleurs, l’Agence internationale de l’énergie parle d’une chute de 25% de l’approvisionnement par rapport à l’année dernière. Vladimir Poutine pourrait aussi brandir cette arme en arrêtant totalement de nous fournir pour une courte période, afin de mettre l’Europe sous pression.” C’est ce qu’il avait déjà fait par le passé, déjà pour mettre l’Ukraine et l’Europe sous pression. Ces prix élevés de l’énergie ont toutefois une origine plus profonde et la guerre induit une pression d’un autre ordre sur les choix politiques qui doivent être posés dans nos pays. “Les fondamentaux de l’énergie sont également en cause, souligne Adel El Gammal. Au niveau mondial, nous payons les sous-investissements en matière d’infrastructures pour les hydrocarbures. C’est bon pour le climat, mais on n’a pas investi suffisamment, au même moment, en matière de renouvelable, voire de nucléaire. Voilà pourquoi il faut s’attendre à des prix de l’énergie très élevés de façon durable, voire définitive.” “Il y a un effet supplémentaire qu’il ne faut pas négliger, c’est l’impact d’une hausse du coût de l’énergie sur la cohésion sociale de nos pays, complète Etienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia Asset. Les citoyens se scandalisent de l’énergie chère, davantage que de la hausse du prix de l’immobilier. Cela étant, le monde manque-t-il d’énergie? La réponse est non. A long terme, la réponse se situe dans les énergies renouvelables.” La guerre en Ukraine intervient à un moment particulièrement critique pour le débat énergétique en Belgique: d’ici le 18 mars, le gouvernement fédéral d’Alexander De Croo doit normalement décider d’une sortie complète du nucléaire en Belgique ou d’une prolongation de deux réacteurs, avec la sécurité d’approvisionnement et les prix pour enjeux. Les partisans d’un maintien d’une filière nucléaire ont trouvé de nouveaux arguments à leur croisade, tandis que les partisans d’une sortie complète jugeaient “indécente” cette exploitation de la situation. Alexander De Croo lui-même a estimé qu’il serait “logique de tenir compte de l’évolution de la situation”. Sera-ce une porte de sortie pour des écologistes qui ne peuvent se résigner à une prolongation, fût-elle partielle? “Il y aura incontestablement un impact sur les choix à poser en matière de transition énergétique, ajoute Bertrand Candelon. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être à ce point dépendants des pays étrangers. Nous devons tendre vers l’autonomie énergétique.” Que ce soit avec le renouvelable ou avec le nucléaire. Dans ce monde secoué par le bruit des armes, un mur s’est dressé entre l’Europe et la Russie sur le plan commercial. Figée un moment par la pandémie, l’économie repartait-elle pour mieux s’arrêter, du moins à l’est du continent? Par visioconférence depuis son bureau de Moscou, Gérard Seghers, conseiller économique et commercial de l’ambassade de Belgique, est bien placé pour le constater: “Il y aura un avant et un après cette guerre en Ukraine, quelque chose va fondamentalement changer entre l’Europe et la Russie, y compris dans les relations économiques”, souligne-t-il. C’est une mauvaise nouvelle pour les entreprises qui ont misé sur un développement rapide de ce géant à l’Est, même si l’importance de ce flux reste marginal. “Nous parlons d’un niveau d’exportations et d’importations relativement modeste par rapport au volume global, confirme Gérard Seghers. Pour donner un ordre de grandeur, le lien commercial Belgique-Russie représente chaque année 7 milliards d’euros d’importations, réparties entre des produits essentiellement énergétiques pour près de 40%, du diamant traité à Anvers pour environ 20%, des produits sidérurgiques spécifiques pour 20% aussi… Inversement, nos exportations représentent, bon an mal an, quelque 4 milliards d’euros, ce qui n’est pas énorme. Mais on peut s’attendre à un impact important, c’est évident.” Le conseiller commercial belge ajoute: “Certains grands groupes industriels belges ont investi ici avec un certain succès. Dans la sous-traitance automobile, par exemple, ils profitent de coûts moins importants, ils sont protégés s’ils travaillent en rouble par ce qui se passe au niveau du marché des changes. Quand on voit l’impact potentiel de la situation actuelle sur l’économie russe dans les années à venir, on risque en effet d’avoir un marché qui ne sera plus en croissance, voire en récession, alors qu’il était en extension. Ce pourrait être beaucoup moins intéressant”. “Exprimé de façon caricaturale: on peut continuer à vivre sans vendre des pommes et des poires à la Russie, ce sont des secteurs qui ont déjà été impactés et qui pourraient être aidés, souligne Etienne de Callataÿ. Cette crise n’est pas encore de la dimension de celle du covid. Au niveau plus global, la Russie dispose d’un PIB comparable à celui de l’Espagne. Ce n’est pas non plus un pays où ont lieu des productions vitales pour nos économies. Ce n’est pas la Chine: ce serait bien plus préoccupant s’il y avait un problème avec Taiwan, géant mondial de la fabrication des puces électroniques.” Quant à l’Ukraine, “c’est un acteur anecdotique au niveau de l’économie mondiale, ce n’est plus le grenier à blé qu’elle fut d’antan, prolonge Etienne de Callataÿ. Si elle venait à disparaître de la planète économique, cela ne changerait pas le PIB mondial. D’autant que la Russie a déjà mis la main basse sur sa région riche du Donbass”. Ceci dit au-delà du drame humain qui se noue, bien sûr. L’impact sur le commerce mondial va toutefois dépasser le cadre de ces échanges bilatéraux. La guerre mine la confiance, induit des replis sur soi et impose des réorientations budgétaires vers l’armement. “La croissance que nous avons connue depuis la Seconde Guerre mondiale était largement liée à la globalisation, insiste Bertrand Candelon. Nous serons désormais obligés de nous recentrer sur notre marché intérieur. Les produits vont être plus chers. La globalisation risque de connaître un coup de frein avec un rétrécissement du monde qui va peser sur la croissance. Avant la crise financière de 2008, nous avions une croissance moyenne de 3%. Entre celle-ci et la pandémie, nous sommes descendus à 1,5%: c’est ce que l’on appelait la ‘nouvelle normalité’. Après le covid, j’ai exprimé la thèse que l’on passerait de 1,5 à 0,5% comme nouvelle ‘nouvelle normalité’.” Le professeur de la Louvain School of Management de l’UCLouvain poursuit: “Mon postulat était que la croissance allait déjà souffrir pendant quelque temps de l’impact de la crise du covid, au-delà de la reprise qui est une forme de récupération. En matière d’enseignement et de formation, nous avons pratiquement perdu deux ans alors que c’est un enjeu majeur. Et nous avons moins investi en matière de recherche et développement. La crise actuelle va engendrer d’autres réorientations massives quand on voit les efforts annoncés par plusieurs pays européens pour soutenir leur défense”. L’Allemagne, par exemple, a déjà annoncé qu’elle débloquerait 100 milliards d’euros pour des investissements militaires, un revirement totalement inédit dans son histoire récente. “Sur le plan géopolitique, le monde change de façon vertigineuse, complète Bruno Colmant. Nous ne sommes plus dans la sphère américaine, du moins pas de la même façon qu’auparavant. Ces liens plus disparates pourraient eux aussi générer une diminution du commerce.” La “fin de la naïveté” entraîne la nécessité de prendre son destin en mains. Mais elle coupe aussi l’herbe sous le pied d’un espoir sans fin. “L’aspect positif, c’est qu’il y a une réaction européenne, souligne Bertrand Candelon. Les pays de l’Union européenne ont réussi à se coordonner pour apporter une réponse ferme à l’agression russe. Comme pendant la pandémie avec la stratégie de relance. Les crises peuvent servir de déclencheur. Le monde politique a pris rapidement des décisions qui lui auraient pris des années en temps normal.” Cela va des sanctions aux mesures de soutien à l’Ukraine en passant par une unité en matière de défense, voire une intégration plus avancée avec l’Ukraine, la Suède, la Finlande, la Suisse… S’il se félicite de ce sursaut européen, Bruno Colmant émet toutefois un bémol sur la décision de couper le réseau interbancaire Swift en guise de riposte à l’agression de Vladimir Poutine. “C’est un précédent dangereux, souligne l’économiste. Ce n’est pas forcément une très bonne idée de couper ce système qui irrigue le commerce mondial. C’est comme si on mettait soudainement un caillot de sang dans un corps sain. Une décision similaire avait été prise à l’encontre de l’Iran dans la cadre de la crise nucléaire. Mais ici, avec la Russie, on entre tout de même dans une autre dimension.” Le risque est aussi réel de voir un système concurrent s’enraciner ou de donner des ailes aux relations entre d’autres puissances, comme la Russie et la Chine. Des prix de l’énergie en pleine explosion aux flux commerciaux abîmés: l’horizon qui se dessine est bien sombre. Bruno Colmant met également en garde contre une stagflation probable: “On change complètement de scénario économique. L’économie a été tirée vers le haut ces derniers mois pour sortir de la crise du covid par des investissements publics massifs. Cette année-ci, la croissance devrait se situer aux alentours de 2 ou 2,5%. Mais l’inflation, dans le même temps, se situera entre 5 et 7% en raison, essentiellement, de cette hausse de l’énergie dont on ne se rend pas assez compte qu’elle impacte toute l’économie.” “La question est de savoir ce que peuvent faire les Banques centrales, ajoute Bertrand Candelon. Augmenter leur taux? Cela risquerait de casser la reprise qui n’était déjà pas brillante.” “Ce serait contreproductif et cela paraît hors de question, acquiesce Bruno Colmant. La Banque centrale européenne va être méga attentive à ne pas rentrer dans cette dynamique. La seule évolution qui se dessine, c’est une augmentation de l’endettement public. Il n’y a pas d’autre solution que de faire tourner la planche à billets face à la situation actuelle. Mais l’on risque de se retrouver dans un cercle vicieux. C’est extrêmement sérieux et grave ce qui se passe.” La suite logique et possible n’est autre qu’une perte importante du pouvoir d’achat et un risque de pertes massives d’emplois. “On devrait absolument éviter d’entrer dans une stagflation, d’autant que l’on sait très difficilement en sortir souligne le professeur de l’ULB. La seule façon de faire face, une fois qu’elle est là, c’est de… prendre le temps pour la digérer et la subir. Cela nous ramène aux années 1970, même si le contexte de l’époque était tout à fait différent. L’intervention de la Banque centrale américaine avait finalement cassé le cycle infernal, mais ce fut au prix d’un électrochoc.” Le gouverneur démocrate Paul Volcker releva le taux directeur de la Fed de neuf points entre 1979 et 1981 pour le porter à 20%. Un remède de cheval pour contrer un mal chronique. L’économie russe pourrait s’effondrer en raison des sanctions éconmiques. Mais à l’Ouest aussi, on risque de payer le prix fort de cette déstabilisation majeure.