Ce nouvel actif numérique fait une percée fulgurante dans les galeries, les foires et les ventes aux enchères. Sur fond d’intense spéculation et d’esthétique parfois discutable, le jeu du métavers en vaut-il la chandelle?
Les lexicologues du vénérable dictionnaire Collins ont hésité entre anxiété climatique, double vaccination et néo-pronoms façon “iel”. Avec une occurrence qui a bondi de 11.000% en 12 mois, c’est l’abréviation NFT qui a remporté le titre du mot de l’année. Que restera-t-il en 2022 de cette prise de pouls sémantique? Pour un certain nombre d’acteurs du marché de l’art, et pas des moindres, nul doute que les non fungible tokens, jetons non fongibles en français, sont partis pour durer.
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Les lexicologues du vénérable dictionnaire Collins ont hésité entre anxiété climatique, double vaccination et néo-pronoms façon “iel”. Avec une occurrence qui a bondi de 11.000% en 12 mois, c’est l’abréviation NFT qui a remporté le titre du mot de l’année. Que restera-t-il en 2022 de cette prise de pouls sémantique? Pour un certain nombre d’acteurs du marché de l’art, et pas des moindres, nul doute que les non fungible tokens, jetons non fongibles en français, sont partis pour durer. A défaut de lire l’avenir dans une boule de cristal, ces actifs immatériels caractérisés par un certificat numérique réputé inviolable font boule de neige. Ils affolent les commissaires priseurs, électrisent les galeristes, galvanisent les acheteurs. D’après la base de données Artprice, les “Nefties” concernent désormais une vente sur 20 dans le secteur de l’art contemporain. Ils ont généré un chiffre d’affaires de 127 millions de dollars sur les quatre premiers mois de 2021, pour un résultat deux fois plus élevé que celui de la photographie contemporaine. Un glorieux tableau de chasse qu’il convient cependant de relativiser. La puissante locomotive NFT est tractée par des ventes record qui agissent comme une loupe grossissante ; une loupe d’autant plus déformante que ces opérations “coup de poker” sont suspectées de wash trading, ces opérations où les investisseurs agissent en tant qu’acheteurs. Rien pourtant ne semble arrêter l’emballement. En décembre dernier, c’était au tour de la très respectable Art Basel Miami de céder à la “token mania”. Un adoubement de première importance tant est puissante l’influence de cette foire d’art contemporain qui n’a qu’à lever le petit doigt pour être suivie par une foule de disciples… Les NFT ont déjà au moins réussi leur pari viral. Mais quel rapport avec le commerce des oeuvres? C’est que ces fameux jetons qui pointent vers des images jpg, des gifs ou des vidéos intègrent une signature informatique réputée ultra-sécurisée grâce à la blockchain. “Dans un marché où la valeur repose sur la rareté, voire l’unicité, on voit bien les possibilités que cela ouvre d’un point de vue économique”, souligne l’avocat Sydney Chiche-Attali dans une récente interview donnée au Journal des Arts. De quoi susciter l’appétit des investisseurs dont l’oreille se dresse et s’étire comme avec un filtre TikTok à l’idée de profits colossaux… En mars dernier, le collage numérique Everydays: The First 5000 Days du graphiste Beeple s’est vendu 61 millions d’euros chez Christie’s. Le prix d’un Picasso pour un fichier image qui peut être dupliqué à l’identique par chacun sur son PC ou son smartphone. A la différence près pour l’acheteur qu’il peut en revendiquer la propriété puisqu’il est le seul à détenir le précieux certificat d’authenticité. L’exemple de la percée fulgurante de Beeple qui s’est imposé en deux ventes éclair comme l’un des artistes vivants les plus cotés au monde sans avoir jamais été exposé mais suivi par des millions de followers suscite bien des interrogations… Surtout quand on ne fait pas partie des milléniaux, cette génération ultra-connectée des 25-35 ans qui évolue comme un poisson dans l’eau du grand bain numérique. Plus dérangeant encore pour les observateurs de l'”ancien monde”, ces produits qui crèvent le plafond des adjudications sont souvent le fait de “vulgaires” développeurs de logiciels comme les deux informaticiens de la société Larva Labs qui sont à l’origine du succès phénoménal des CryptoPunks. Ces petits personnages qui sont au nombre de 10.000 et dont aucun n’est identique à l’autre, sont générés de manière algorithmique. Ils ne doivent leur existence qu’à Java Script et à une image de 576 pixels qui rappelle l’esthétique des jeux vidéo des années 1990. Basiques sur la forme, ils ont propulsé le business des NFT au rang de nouvel eldorado. En mai dernier, Christie’s a vendu neuf avatars “CryptoPunks” pour la somme astronomique de 15 mil- lions d’euros, triplant l’estimation basse. A l’origine de cette frénésie, il y a la toute puissance de Twitter et Discord, soit un réseau social et une messagerie instantanée dont la communauté NFT est particulièrement friande. Le gazouillis de l’oiseau blanc sur fond bleu s’avère le relais le plus sûr pour mettre le feu aux enchères. Il aura suffit qu’un sportif de la NBA, un animateur vedette de la télévision américaine et un rappeur qui trône au sommet du classement Billboard changent leur profil Twitter par le Punk qu’ils ont acheté pour déclencher l’hystérie. A côté de ces prescripteurs ultra-médiatiques, il y a des trentenaires fortunés peu connus du grand public “qui ont gagné de l’argent dans les cryptomonnaies et qui décident de diversifier leur portefeuille par les achats cryptographiques à savoir les NFT, esquisse Axel Reynes, expert et commissaire d’exposition à la tête du département NFT de la maison Millon. “A l’origine, les acheteurs viennent de la côte ouest des Etats-Unis, suivis très rapidement par les Asiatiques puis enfin par les Européens.” Une tache d’huile qui a envahi “le village global” en un temps record rappelant les théories du philosophe Paul Virilio. Il n’a fallu que quelques mois à Bored Ape pour sortir du chapeau 3.0 et voir exploser sa cote. Lors de sa mise sur le marché en avril passé, les vignettes de ce primate de dessin animé se négociaient à 180 euros. Elles valent aujourd’hui en moyenne 52.000 euros. Certains “lots” semblent plus convoités que les tickets d’or de Willy Wonka. Le Bored Ape numéro #8817, doté d’une fourrure étincelante, une caractéristique très recherchée qui affole la fan base, a été cédé pour plusieurs millions d’euros chez Sotheby’s lors d’une vente online inaugurant le tout nouveau département Metaverse de la société new-yorkaise. Le singe à l’oeil mi-clos fait partie d’un ensemble de 10.000 itéra- tions. On appelle cela une collection et le procédé fait fureur. “Les collectibles séduisent par leur côté gambling, note Axel Reynes. Lors de l’achat d’un NFT issu d’une collection générée aléatoirement, il est fréquent que l’oeuvre ne soit pas encore révélée quand on la reçoit. C’est un achat à l’aveugle qui favorise le second marché, le but étant d’avoir un NFT dont les attributs sont rares.” A Bruxelles, la maison Millon a été la première en Europe à organiser une vente NFT. En mai dernier, elle a écoulé 12 des 13 oeuvres proposées pour un résultat de 68.922 euros (frais compris), bien loin des tonitruantes adjudications nord-américaines. “C’est un bilan très positif car il s’agit d’un marché novateur qui parle encore à très peu de gens en Belgique ou en France, se défend Axel Reynes. C’était un pari. Et cette vente test est très encourageante.” Parmi les artistes sélectionnés pour cette initiative, il y avait César Piette qui utilise l’esthétique virtuelle mais dont la pratique reste la peinture traditionnelle. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, les oeuvres NFT ne sont pas toujours enfantées par l’ordinateur. Pas plus qu’elles ne sont exclusivement dématérialisées. Nombre d’oeuvres “tokenisées” continuent à être montrées physiquement dans les galeries via des écrans 4K ou des vidéo-projections quand ce ne sont pas des bonnes vieilles toiles accrochées aux cimaises et vendues avec leur titre de propriété numérique certifié par la blockchain. L’artiste américain Chris Dorland qui explore depuis longtemps les relations de l’homme avec la technologie a investi cet hiver la galerie bruxelloise Super Dakota. On pouvait y découvrir ses installations sur écran à plasma mais aussi acquérir ses oeuvres digitales “mintées” sur Foundation, l’une des marketplaces spécialisées dans les NFT. Pour Damîen Bertelle-Rogier, fondateur en 2013 de Super Dakota, “il n’y a pas lieu de faire de distinction entre une oeuvre digitale et analogique car elles ont la même intention”. Le galeriste reconnaît toutefois que vendre un fichier à 8.000 euros sur une plateforme en ligne n’est pas toujours aisé. “Cela peut s’avérer compliqué pour nos clients qui ont l’habitude de l’objet. Il y a un vrai travail de médiation et de pédagogie à fournir. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements du métavers dont les NFT sont une émanation. Je suis convaincu de leur avenir car ils répondent à un vrai besoin, celui de rendre un document digital unique et d’en prouver l’authenticité. Cela permettra au client de se prémunir des faux certificats.” Pour élargir le cercle des collectionneurs au-delà de la génération des digital natives, le milieu va devoir commencer par comprendre lui-même de quoi il parle à l’évocation de mots comme “crypto wallet” ou “Decentraland”. Plus compliqué encore que la maîtrise du néo-jargon, il y a la méfiance à l’égard des cryptomonnaies qui sont reines sur les marketplaces. Comment se fier au bitcoin ou à l’ethereum dont les cours jouent les montagnes russes. En mai 2021, la valeur de l’ether s’est effondrée de 50% en l’espace de quelques jours, avant de reprendre des couleurs, puis de trébucher à nouveau pour repartir enfin à la hausse et pulvériser des records en novembre dernier. “Ce ne sont pas des éléments qui mettent forcément en confiance, admet la maison de vente Millon. Certains acheteurs de NFT ont l’habitude de ces fluctuations mais pour quelqu’un qui voit cela de l’extérieur, cela peut faire peur. C’est un marché assez spéculatif qui bouge très vite.” Trop vite? La cote de certains pseudo artistes monte en flèche sous les effets incontrôlables de la viralité avant de s’écraser au sol. Une situation qui n’a rien d’étonnant pour Million. “L’appel du gain fait qu’on trouve tout et n’importe quoi dans l’offre NFT. C’est un processus que je compare au street art il y a 20 ans. Tout le monde se disait street artist et à terme 80% du marché s’est volatilisé. Seuls les bons et les meilleurs sont restés. Le marché NFT va se réguler pour laisser place aux personnes qui ont une vraie vision artistique sur ce médium-là.” Pour faire le tri parmi la nuée de NFT qui abondent sur le marché, les spécialistes recommandent aux néophytes de prendre le temps de se perdre dans la crypto-galaxie. “Les réseaux sociaux, quoi qu’on en dise, sont une bonne manière de prendre la température du marché, insiste Axel Reynes. Il faut aussi regarder ce qui transite par des marketplaces leader comme OpenSea et approfondir ses recherches sur les artistes qui vous plaisent.” Ce que les amateurs appellent le DYOR, le “Do Your Own Research”. Le directeur de la galerie Super Dakota, très critique sur la gamification de l’offre qu’il compare à des cartes Pokemon surcotées, se veut plus ou moins rassurant: “il faut laisser à cette technologie le temps se développer en portant un regard à la fois amical et critique. Ce qui est problématique actuellement avec le marché des NFT, c’est que l’on est en train de reproduire les réflexes spéculatifs que l’on connaît dans d’autres secteurs. Au final, on risque de passer à côté d’une ouverture d’esprit et d’innovations possibles alors que la technologie offre les possibilités d’un vrai débat.”