Mars est devenu l’enjeu d’une nouvelle course à l’espace que les Etats-Unis dominent encore. La Nasa a déjà élaboré un plan très sophistiqué pour le premier vol habité, qui devra surmonter d’immenses difficultés techniques. En voici les différentes étapes.
Tout un symbole. Le 3 septembre 1976, le désert rougeâtre d’Utopia Planitia recevait la visite de Viking 2, l’une des deux sondes jumelles de la Nasa (Viking 1 s’était posé le 20 juillet précédent 6.725 kilomètres plus à l’ouest) par lesquelles l’ère de l’exploration in situ de Mars a commencé. Quarante-quatre ans et huit mois plus tard, les Chinois ont choisi ce même site d’Utopia Planitia pour y déposer [le 15 mai dernier] leur propre atterrisseur, Tianwen-1, [devenant] la deuxième nation du monde, après les Etats-Unis, à parvenir à faire fonctionner un robot sur une autre planète. Une prouesse jusqu’ici hors de portée de toutes les autres puissances spatiales, qu’il s’agisse des Soviétiques de la grande époque (en décembre 1971, leur petite sonde Mars 3, première de l’histoire à réussir l’atterrissage en douceur sur la Planète rouge, n’a donné signe de vie que pendant 20 secondes) ou des Européens d’aujourd’hui (Beagle 2 a connu le même triste sort que Mars 3 en 2003 ; Schiaparelli s’est écrasé à l’atterrissage en 2016).
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Tout un symbole. Le 3 septembre 1976, le désert rougeâtre d’Utopia Planitia recevait la visite de Viking 2, l’une des deux sondes jumelles de la Nasa (Viking 1 s’était posé le 20 juillet précédent 6.725 kilomètres plus à l’ouest) par lesquelles l’ère de l’exploration in situ de Mars a commencé. Quarante-quatre ans et huit mois plus tard, les Chinois ont choisi ce même site d’Utopia Planitia pour y déposer [le 15 mai dernier] leur propre atterrisseur, Tianwen-1, [devenant] la deuxième nation du monde, après les Etats-Unis, à parvenir à faire fonctionner un robot sur une autre planète. Une prouesse jusqu’ici hors de portée de toutes les autres puissances spatiales, qu’il s’agisse des Soviétiques de la grande époque (en décembre 1971, leur petite sonde Mars 3, première de l’histoire à réussir l’atterrissage en douceur sur la Planète rouge, n’a donné signe de vie que pendant 20 secondes) ou des Européens d’aujourd’hui (Beagle 2 a connu le même triste sort que Mars 3 en 2003 ; Schiaparelli s’est écrasé à l’atterrissage en 2016). Certes, le rover Tianwen-1 ne boxe pas du tout dans la même catégorie que Perseverance, déposé le 18 février dernier par la Nasa, au terme d’un sinueux voyage de 471 millions de kilomètres, dans le cratère Jezero. Ou même que le prédécesseur de Perseverance, Curiosity, toujours actif dans le cratère Gale. Un “poids lourd” d’une tonne mu par une pile nucléaire côté américain, un “mi-mouche” de 240 kg alimenté par de simples panneaux solaires côté chinois, le match est plié d’avance. Mais il n’empêche: ce premier rover martien made in China [vient] prouver à ceux qui en doutent encore que le programme spatial chinois a pris son essor avec la même irrésistible puissance de feu qu’une fusée Longue Marche. La République populaire ne lésine pas sur les moyens: loin de se résumer à une seule agence, le complexe militaro- spatial chinois, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne brille pas par sa transparence, compte pléthore d’organisations, qui emploient à elles toutes plusieurs dizaines de milliers d’ingénieurs et de scientifiques – plus que n’en mobilisait le programme Apollo à son apogée. Particulièrement opaque, le budget spatial chinois avait été estimé par l’OCDE, en 2017, à 8,4 milliards de dollars. Soit le même ordre de grandeur que la somme dépensée par tous les pays du Vieux Continent réunis (en cumulant les enveloppes de l’Agence spatiale européenne, de l’Union européenne et de leurs Etats membres respectifs). C’est certes encore loin des investissements consentis par l’hyperpuissance américaine pour conserver sa suprématie spatiale (plus de 40 milliards de dollars par an, dont 22,6 milliards pour la Nasa en 2020), mais assez pour hisser la Chine, qui envoie désormais plus de fusées en orbite que n’importe quel autre pays, au rang de deuxième puissance spatiale. Et lui permettre de franchir en accéléré toutes les étapes qui ont fait la gloire des patries de Youri Gagarine et de Neil Armstrong. Il n’est qu’à voir tous les succès engrangés par la Chine dans son programme lunaire Chang’e: commencé avec la mission Chang’e 1 en 2007, il s’est déjà traduit par l’alunissage d’un véhicule sur la face cachée de la Lune – une première historique – en janvier 2019 et le retour sur Terre d’échantillons lunaires en décembre dernier. “La Chine est en train de refaire, à marche forcée, toute l’histoire de la conquête spatiale”, résume, admiratif, l’astrophysicien Francis Rocard, en charge de l’exploration du Système solaire au CNES, centre français d’études spatiales. Nonobstant le programme Artemis qui doit permettre aux Américains de retourner sur la Lune, c’est aujourd’hui sur Mars que l’essentiel de cette conquête se joue. Rapporter quelques dizaines de kilos de cailloux de notre satellite est une chose, en rapporter ne serait-ce que quelques centaines de grammes de Mars, mille fois plus éloignée que la Lune, en est une autre. Cela, seuls les Américains, alliés aux Européens, ont les moyens financiers et techniques de le faire. Et c’est précisément l’ambition de la mission Mars Sample Return (MSR), dont l’envoi du rover Perseverance, chargé de collecter les échantillons, constitue le premier volet. S’étalant sur 10 ans, cette mission MSR, préalable obligé avant l’envoi d’un équipage humain, coûtera au total 7 ou 8 milliards de dollars, dont une partie non négligeable (entre un quart et un tiers) sera supportée par les Européens. Ceux-ci construiront en particulier le petit robot – baptisé Fetch Rover – que les Américains déposeront sur Mars début 2027: ce sera à lui de récupérer les quelque 30 tubes scellés contenant les échantillons de sol récoltés par Perseverance. Mais les Européens seront aussi et surtout les maîtres d’oeuvre de l’Earth Return Orbiter (ERO), ce vaisseau de sept tonnes chargé de récupérer en orbite martienne le conteneur de la taille d’un ballon de basket renfermant les tubes et de le rapporter sur Terre, fin 2031. Une manoeuvre de “rendez-vous en orbite” particulièrement délicate, à laquelle les ingénieurs des deux côtés de l’Atlantique travaillent d’arrache-pied depuis une quinzaine d’années. Pour plus de sûreté, la Nasa vient d’ailleurs de décider d’équiper ce conteneur d’un émetteur radio: rien ne vaut un petit “bip-bip” à la Spoutnik pour éviter que la précieuse boîte n’aille se perdre sans retour dans les ténèbres glacées de l’espace… Quant aux Américains, ils se sont réservé la plus difficile partie du programme, car la plus “disruptive”: le Mars Ascent Vehicle (MAV), mini- fusée de moins de trois mètres de haut qui sera déposée sur Mars début 2027, en même temps que le Fetch Rover. Jamais jusqu’ici on n’a fait décoller une fusée d’une autre planète – et tant qu’on n’aura pas prouvé qu’on sait le faire, il est inutile de songer à y envoyer des humains. Supposons que tout se déroulera comme prévu et faisons un petit bond dans le temps. Nous voici fin 2031, l’ERO arrivé au voisinage de la Terre vient de larguer le conteneur à échantillons qui pénètre telle une météorite dans l’atmosphère. Au-dessus d’un désert de l’Utah, deux hélicoptères patrouillent dans le ciel quand leurs pilotes voient s’ouvrir le parachute du bolide. Un des deux hélicos déroule un long câble d’acier au bout duquel pend un crochet et s’assure ainsi du conteneur avant que celui-ci ne touche le sol. Puis, délicatement, il le dépose, non sur le plancher des vaches, mais sur un support mobile qui, aussitôt son chargement récupéré, file le mettre à l’abri. Direction: un laboratoire P4 spécialement construit sur le sol des Etats-Unis pour l’accueillir, et d’où les échantillons martiens ne sortiront pas avant plusieurs années. ” Le but de la manoeuvre est d’éviter que de la poussière martienne, qui pourrait se trouver sur le conteneur, ne soit mise en contact avec le sol terrestre. C’est une application du principe de précaution, un peu comme on avait fait subir une ‘quarantaine’ aux premiers équipages d’Apollo à leur retour de la Lune. Tant qu’on n’a pas rigoureusement démontré que le sol de Mars ne contient aucune forme de vie vivante, on ne prend aucun risque de contamination interplanétaire”, explique Francis Rocard. Tout cela au cas – improbable – où grouilleraient dans le régolithe les équivalents martiens de nos charmants tardigrades terrestres, capables de survivre à des températures proches du zéro absolu et au vide spatial. Comme l’Europe aura participé au financement du MSR, elle entend bien que l’équipe de scientifiques chargés d’analyser des échantillons comptera la même proportion de ses ressortissants […]A défaut de tardigrades martiens, et même de toute autre forme de vie vivante, la communauté scientifique a l’espoir de trouver, dans ces fragments d’un autre monde, les vestiges fossiles d’une forme de vie passée. On sait en effet aujourd’hui que Mars la rouge était, il y a 3,5 milliards d’années, Mars la bleue: une planète couverte d’eau liquide, à la surface de laquelle la vie aurait pu éclore. Contrairement à la Terre, Mars était trop petite pour conserver longtemps cette eau liquide, et la vie, si elle y a émergé, n’y a sans doute pas eu le temps d’évoluer suffisamment pour connaître la même efflorescence que sur Terre au moment de l’explosion cambrienne. Dit autrement, il y a de bonnes chances pour que le premier extraterrestre auquel nous ayons affaire (ailleurs que dans les films de science-fiction) soit un organisme unicellulaire mort il y a plusieurs milliards d’années. Une telle découverte n’en serait pas moins fracassante. Pour ceux que cette perspective laisse indifférents, et qui ne voient pas très bien en quoi l’existence ou l’inexistence d’hypothétiques microbes martiens fossilisés depuis la nuit des temps justifie les 7 ou 8 milliards de dollars (au minimum) dépensés pour en avoir le coeur net, il est un autre argument de poids en faveur du MSR: sans cette mission, jamais l’homme ne refera sur Mars ce célèbre “petit pas” qui fut, sur la Lune, “un bond de géant pour l’humanité”. Comme avec les missions Gemini puis Apollo dans les années 1960 – et quoi qu’en dise Elon Musk, le charismatique et bouillonnant patron de SpaceX, prévoyant sans grand réalisme un premier “Neil Armstrong martien” en 2026, voire 2024 -, la Nasa procédera étape par étape. Dans le sillage des développements technologiques réalisés pour MSR, la première sera vraisemblablement un “simple” aller-retour Terre-Mars, la planète rouge n’étant que survolée au passage par le vaisseau et son équipage humain. Les guillemets à “simple” s’imposent, car comment catapulter jusqu’à Mars un vaisseau assez gros pour permettre à un équipage de quatre à six personnes d’y vivre pendant 18 mois? D’une masse comprise entre 300 et 500 tonnes, ce colossal space tug (remorqueur spatial) sera beaucoup trop lourd pour être envoyé au complet dans l’espace. Il devra donc y être assemblé élément par élément, comme l’a été l’ISS et comme le sera la future station lunaire Gateway. Successeur de la mythique Saturn V qui a fait les beaux jours d’Apollo, le Space Launch System (SLS), nouveau lanceur lourd de la Nasa dont le vol inaugural est prévu pour la fin de l’année, a été conçu pour envoyer jusqu’à 100 tonnes en orbite basse. Trois à cinq tirs de SLS (compter tout de même entre 1 et 2 milliards de dollars par tir) seront donc nécessaires pour finaliser l’assemblage, à 200 ou 400 km au-dessus de nos têtes, de ce monstre d’acier officiellement appelé Mars Transfer Vehicle (MTV). Lequel sera, précisons-le, probablement propulsé par rien moins qu’un moteur nucléaire, plus efficace qu’un moteur classique pour fournir la poussée suffisante. Même en supposant la question du moyen de transport résolue, la perspective de cette première incursion des humains dans le voisinage d’une autre planète que la leur, qui pourrait avoir lieu dès la prochaine décennie, en soulève quantité d’autres. De façon non exhaustive et dans le désordre: comment réduire au minimum les “consommables” nécessaires à la survie de six personnes pendant un an et demi (sachant qu’un être humain consomme environ 5 kg d’eau, d’oxygène et de nourriture par jour)? Comment cet équipage supportera-t-il psychologiquement un confinement en lieu clos d’une telle durée (une question dont nous saisissons tous mieux l’acuité en ces temps de coronavirus)? Surtout, comment le protéger des radiations spatiales qui provoquent des cancers? Ces radiations ont une double origine: solaire et galactique. Contre les brusques flambées radioactives nées des éruptions solaires, il sera possible de protéger les astronautes avec un système d’observation H24 du Soleil – en cas d’éruption, une alerte leur ordonnera d’aller se réfugier dans un petit compartiment aux parois blindées pendant 24 à 48 heures, le temps que passe le flux de particules crachées par notre étoile. En revanche, contre les radiations cosmiques, ce faible mais permanent bruit de fond radioactif qui baigne tout l’espace, dans la mesure où il est inenvisageable d’équiper tout le module d’habitation de telles parois blindées, les agences spatiales n’ont pas d’autre solution à proposer… que de déroger pour les astronautes à la réglementation s’appliquant aux travailleurs du nucléaire – et leur faire signer une décharge. L’étape suivante, avant l’envoi des hommes à la surface, consistera à maintenir l’équipage en orbite martienne pendant une durée de 500 jours, le délai nécessaire avant que les positions relatives de Mars et la Terre ouvrent une fenêtre de retour. Par rapport au simple survol, cette deuxième étape nécessitera la construction préalable d’une petite station spatiale en orbite martienne, à l’image de ce qui aura déjà été fait avec Gateway autour de la Lune. Alors seulement pourra-t-on envisager de faire descendre des astronautes sur Mars. A condition d’avoir entre-temps trouvé des réponses aux principaux problèmes que pose un séjour humain au sol, problèmes en comparaison desquels toutes les difficultés présentées jusqu’ici ne constituent qu’une rafraîchissante mise en bouche. Primo: l’atterrissage. Bien sûr, avec Spirit et Opportunity en 2004, Curiosity en 2012, Perseverance cette année, la Nasa a apporté plusieurs fois la preuve qu’elle savait faire atterrir un robot sur le sol de la planète rouge. Mais, précisément, un robot n’est pas un homme. Entre le moment où il a pénétré dans la haute atmosphère martienne à la vitesse de 21.000 km/h et celui où il a tout doucement mordu la poussière, Perseverance a subi une décélération de plus de 10 g: aucun humain, pas même le plus solide des astronautes, n’y résisterait. C’est pourquoi il faudra concevoir un atterrisseur d’un modèle entièrement différent, freinant grâce à un bouclier gonflable ou une aile planante analogue à celle de la navette spatiale. Ce seul obstacle suffit à repousser l’envoi d’hommes à la surface de Mars à l’horizon 2045. Secundo: le redécollage. La petite MAV qui – souvenez-vous! – permettra en 2027 de faire prendre aux cailloux martiens le chemin du ciel ne suffira pas pour ramener au bercail les héroïques successeurs de Neil Armstrong et Buzz Aldrin. Il faudra, pour cela, une fusée capable, comme celle de Tintin, de se poser sur ses pieds, droite comme un “i”, et de redécoller dans la foulée: bien des années de R&D et d’essais infructueux s’écouleront encore avant que les matheux de la Nasa s’exhaussent au niveau d’Hergé. Mais les premiers entrevoient déjà une solution – ou, du moins, une amorce de solution – à laquelle le second n’avait pas songé. Cette lueur porte le nom d’ISPP, un acronyme (un de plus) signifiant In Situ Propellant Production. Pour réduire la masse de cette nouvelle MAV, il n’y aura peut-être pas d’autre choix que de la remplir de juste assez d’ergols pour effectuer la descente puis… de refaire le plein sur place! Comment? En utilisant les ressources chimiques offertes par la planète pour produire le carburant et le comburant nécessaires au voyage retour. Ce carburant et ce comburant seraient, respectivement, du méthane et de l’oxygène liquides, un mélange moins optimal que le mélange hydrogène/oxygène qui constitue le nec plus ultra de la propulsion chimique, mais plus facile et moins dangereux à stocker sur une autre planète ou dans l’espace. Il va sans dire que si cette option de l’ISPP est retenue, l’envoi des premiers hommes sur Mars devra avoir été précédé par la construction, au sol, de l’usine de production d’ergols. Une mission dont le soin serait entièrement confié à des robots. Tant qu’à faire, ces derniers pourraient aussi avoir pour tâche de construire une base vie. Beaucoup d’entre nous ont vu Seul sur Mars, le film de Ridley Scott (2015), et ont donc une idée de ce à quoi elle pourrait ressembler. Sera-t-elle indispensable? Tout dépend du scénario finalement décidé par l’administration américaine. Aucune nation, fût-elle première puissance mondiale, n’ayant des poches extensibles à l’infini, le lointain successeur de Joe Biden aura peut-être la tentation, une fois arrivé là – une station orbitale martienne avec un équipage américain à son bord, une fusée capable de faire remonter ses boys à la station… -, de se satisfaire d’un aller-retour express, le temps d’un planter de drapeau, façon Apollo 11. “Politiquement, l’objectif serait atteint. Mais ce serait, en quelque sorte, le ‘Mars habité du pauvre'”, résume, en une formule acérée, Francis Rocard. D’aucuns jugeront peut-être que ce serait malgré tout dommage d’avoir accompli tout cela – et dépensé tant d’argent – pour se contenter de ce “petit tour sur Mars et puis s’en va”. Si c’est l’avis de l’administration américaine des années 2050, alors on ne pourra pas faire l’économie d’une base au sol. Les quelque 30 kilowatts nécessaires à son fonctionnement pourraient lui être fournis par une poignée de “kilopowers”, ce prototype de mini-réacteur à fission capable de délivrer 10 kilowatts par unité et qui, en 2017-1018, a passé avec succès une série de tests dans un centre de recherche de Cleveland. Une bonne demi-douzaine de kilopowers supplémentaires seraient requis pour alimenter l’usine de production d’ergols, laquelle servirait aussi à alimenter la base en oxygène. Selon la configuration de trajectoires prévue (scénarios dits “d’opposition” ou “de conjonction”), les astronautes y demeureraient soit 30 jours, soit – comme Matt Damon dans le film – environ 500. Dans ce second cas, la mission aurait une durée totale de 910 jours, contre 640 dans le premier, mais la trajectoire de retour sur Terre impliquée par un court séjour de 30 jours pose des problèmes spécifiques dont le scénario de conjonction est exempt. A vrai dire, personne n’a aucune idée de ce que coûtera réellement l’envoi d’un équipage à la surface de la planète rouge. Le chiffre de 400 milliards de dollars a été avancé (à comparer aux 170 milliards de la navette spatiale dans les années 1980 ou aux 150 milliards de l’ISS dans les années 2000), mais ce pourrait aussi bien être 600, voire plus… Les Etats-Unis, seule puissance spatiale à dépenser chaque année de l’ordre de 10 milliards de dollars pour les vols habités, peuvent venir à bout d’une telle somme en quelques décennies. Mais il est évident qu’ils ne le feront pas seuls: leurs partenaires historiques – Canada, Europe, Japon – seront enrôlés ; la Russie, si les récentes tensions qui ont fait dérailler la coopération spatiale entre les deux pays s’apaisent, pourrait elle-même contribuer. En revanche, on voit mal la Chine s’embarquer à bord de ce “Mayflower” interplanétaire. Mais qui peut dire où en sera l’Empire du milieu au mitan du siècle? On peut espérer que, dans les années 2050, la plupart des éléments de ce très coûteux meccano spatial auront été assemblés. Cent ans se seront alors écoulés depuis qu’un ingénieur allemand de génie, Wernher von Braun – père des terribles V2 qui semèrent la désolation sur Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de Saturn V -, avait fixé, avec son livre The Mars Project, publié en 1952, l’envoi d’un équipage humain sur la planète rouge comme cap de la politique spatiale de sa patrie d’adoption. Depuis la parution de cet ouvrage à l’influence décisive, le “projet Mars” fait partie intégrante du projet américain. Même l’administration Obama, quand elle a tiré un trait sur le programme lunaire Constellation, n’a pas remis en cause cet objectif sur le long terme. Il est à cette constance une raison profonde: le rêve de la “nouvelle frontière” que le président Kennedy a instillé dans l’esprit des Américains ne s’est pas évanoui le 21 juillet 1969 avec Apollo 11. Il s’identifie désormais avec la conquête de cette planète soeur, si lointaine et si proche, à la surface de laquelle des générations successives de lecteurs ont déjà été emmenées en imagination par Edgar Rice Burroughs (à l’origine de deux mythes bien ancrés dans notre folklore collectif: Tarzan et les Martiens verts) et Ray Bradbury. C’est pourquoi, quand bien même l’on sait depuis les premières images des sondes Viking que Mars n’est qu’un désert stérile dont les mystérieux autochtones “à la peau cuivrée et aux yeux d’or fondu” qui hantent les Chroniques martiennes sont cruellement absents, quand bien même, surtout, les robots sont désormais capables de faire de la science sur Mars (presque) aussi bien que des hommes, il est quasi certain que l’Amérique, à la tête d’un consortium de nations, et “quoi qu’il en coûte”, finira par y envoyer des astronautes. Les organismes humains résistant mieux aux radiations à mesure qu’ils vieillissent, ces pionniers seront plus probablement des quinquagénaires que de jeunes adultes. Ce qui, à supposer que ce haut fait de l’humanité ait lieu quelque part entre 2050 et 2070, signifie que l’astronaute élu(e) pour laisser la première empreinte de botte sur le régolithe d’ocre rouge – une empreinte aussi éphémère que celle de Neil Armstrong sur la Lune est éternelle, car il y a une atmosphère, du vent et même de sacrées tempêtes de poussière sur Mars! – est sans doute déjà né(e). Encore quelques décennies de patience avant de découvrir son nom et son visage… Yann Verdo (“Les Echos” du 23 avril 2021)